Pourra-t-on produire assez de nourriture pour subvenir aux besoins des 9 milliards de personnes qui peupleront notre planète en 2050, c’est-à-dire demain ? La question angoisse les experts, qui se la posent à intervalles réguliers dans l’intimité des salles de conférences et les allées feutrées des organisations internationales. Certains en levant les bras au ciel d’impuissance. D’autres en se frottant les mains à la perspective de bénéfices accrus. Pour les pessimistes, le pari est intenable. Ils ont des accents malthusiens pour annoncer que les pauvres ne pourront pas être présents au banquet de la Terre. Les optimistes tablent sur les ressources encore disponibles de la planète et le progrès technique pour pousser les feux de la production et accroître les rendements.
Déjà, avec 6 milliards d’habitants, si la faim chronique n’est plus à l’ordre du jour – sauf dans les pays déchirés par les guerres civiles –, près de 900 millions de Terriens souffrent toujours de malnutrition. La demande alimentaire pourrait augmenter de 70 % dans les trente prochaines années et les prix des produits de base doubler. D’où la course aux terres arables que l’on enregistre à travers le monde – elle concerne tous les continents sans exception – et l’intérêt de plus en plus vif manifesté par les multinationales pour des terres agricoles réputées mal ou peu exploitées notamment en Afrique. Il y aurait ainsi des millions d’hectares sous-exploités que l’on pourrait remettre dans le circuit de production.
Durant la décennie écoulée, plus de 200 millions d’hectares de terres cultivables ont changé de mains, dont presque la moitié (134 millions d’hectares) en Afrique, 43 millions en Asie, 19 millions en Amérique du Sud et 5 millions en Europe. Il s’agit dans ce dernier cas de terres fertiles situées en Ukraine, en Roumaine ou en Bulgarie, mais qui ont été peu ou mal valorisées pendant les trois quarts du siècle dernier sous des régimes de type soviétique.
En tête des acheteurs figure la Chine, qui abrite le quart de l’humanité mais ne dispose que de 10 % de terres cultivables et de 8 % des ressources en eau disponibles sur la planète. Tous les ans, elle doit par ailleurs sacrifier un million d’hectares au béton pour installer ses infrastructures et loger ses habitants. Des Chinois sont depuis des années au Sénégal pour cultiver du sésame entièrement destiné à leur marché domestique. Au grand dam des collectifs paysans qui y voient une forme de recolonisation, un demi-siècle après l’indépendance. Il y a aussi l’Arabie Saoudite et le Qatar. Forts de réserves de change surabondantes tirées de leurs hydrocarbures, ils cherchent à se constituer hors de leurs frontières de confortables réserves foncières agricoles en y mettant souvent le prix fort. Un investisseur de Doha a ainsi payé 25 % plus cher que le prix de marché un magnifique domaine agricole en Australie, faisant jaser des concurrents locaux incapables de suivre.
Des acteurs financiers en nombre de plus en plus croissant s’intéressent à ce marché en Afrique, dont les gouvernants, et non les agriculteurs, tirent les ficelles. Le foncier agricole sur le continent est en effet entre les mains de l’État, souvent porté à brader des domaines agricoles pour couvrir ses besoins en cash, réels ou superflus. C’est un domaine où la corruption bat son plein dès qu’un « client » se présente, selon les collectifs paysans qui tentent de résister à la vague. Pour ces opérateurs, le foncier agricole est devenu une valeur refuge : l’investissement y est relativement peu risqué et la rentabilité confortable. La financiarisation du secteur avance au galop, piétinant au passage des cultures vivrières pour leur substituer des cultures d’exportation bien plus rentables.
La carence des gouvernants africains n’est pas pour rien dans cette évolution, que certains experts jugent « catastrophique ». Elle met en effet à l’écart paysans et éleveurs en faisant valoir le court terme sur des programmes de développement « gagnant-gagnant » axés sur la conversion des exploitants locaux, leur formation et le transfert des savoir-faire. La plus grande crainte de ces experts est que les terres soient pressurées par leurs nouveaux exploitants agissant du seul point de vue de la rentabilité immédiate pour être rendues stériles à la fin de la concession.
Le député suisse Jean Ziegler a récemment sonné à nouveau l’alarme dans un ouvrage intitulé Destruction massive, géopolitique de la faim (Éd. Le Seuil, 2011, 20,30 euros) Il y démonte les mécanismes diaboliques par lesquels l’Occident enchaîne les peuples du Sud à la pauvreté, à la faim et finalement à une lente agonie. Parmi d’autres mécanismes mortels, il énumère le pillage des côtes poissonneuses par les multinationales et l’inondation des marchés africains de produits agricoles européens subventionnés qui, s’ils font le « bonheur » des élites urbanisées des néo-consommateurs, tuent à petit feu les producteurs locaux promis à une inéluctable clochardisation.