Depuis que Mohammed Abdelaziz a été transféré en France sur une civière à la mi-octobre dernier, la Mauritanie vit comme sur un bateau ivre, au rythme des rumeurs les plus folles sur l’état de santé du chef de l’État et sa capacité à reprendre les rênes de son pays. Dans un pays fragilisé par de multiples coups d’État – il en détient le record en Afrique – le régime doit faire face à une grogne populaire croissante et aux éventuels débordements terroristes qui pourraient survenir sur sa longue frontière avec le Mali. Ce pays est placé depuis quelques semaines sous la menace d’une intervention militaire de ses voisins de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) pour déloger les groupes armés islamistes qui occupent le Nord.
L’hospitalisation prolongée de Mohammed Abdelaziz a ouvert un boulevard devant l’opposition qui veut accélérer la transition amorcée il y a plus de deux ans vers une démocratisation plus prononcée du régime.
En perte de repères pendant plus d’un mois et demi, les Mauritaniens n’en pouvaient plus de scruter le retour de leur président à Nouakchott. Finalement, celui-ci a fini par annoncer son retour au pays. Dans un entretien au journal français Le Monde, le 20 novembre, il a tenu à rassurer ses concitoyens qu’il restait le seul maître à bord. « Je n’ai plus la même forme qu’avant l’accident, mais j’ai conservé toutes mes facultés physiques et mentales, et c’est moi qui dirige toujours. »
Après des soins d’urgence à l’hôpital militaire de Percy près de Paris, Mohammed Abdelaziz a été contraint à une convalescence sous haute surveillance médicale en banlieue parisienne. Mais la population continue à tout ignorer de la gravité des blessures par balles qui lui ont été infligées – « par erreur » selon la version officielle – par un jeune officier aux abords d’un barrage militaire au cours d’une inspection de routine. Ils ne savent rien, non plus, de la nature du traitement subi en France et des séquelles éventuelles de l’« incident ».
Les déclarations contradictoires, dont certaines proprement rocambolesques, et une communication gouvernementale déficiente n’ont fait qu’ajouter à la confusion. Ainsi, pris d’une soudaine fébrilité, comme pour montrer – sans convaincre, que la continuité était assurée, les responsables ont répété à l’envi : « Rien dans la Constitution n’oblige les autorités à publier un certificat médical sur la santé du chef de l’État et rien n’est prévu pour désigner un intérimaire dans ses fonctions en cas d’empêchement. »
Pas dupes des nombreuses rumeurs qui coulent sur leurs têtes depuis l’hospitalisation de leur président, et qu’ils attribuent aux jeux malsains de la politique politicienne, les Mauritaniens comptent y regarder de plus près dès la première apparition du chef de l’État pour se faire une idée par eux-mêmes. La suspicion est d’autant plus grande que l’auteur présumé à l’origine de « l’incident » qui a failli coûter la vie à Abdelaziz, le lieutenant El Hadj Ould H’Moudi, a été soudainement envoyé en « stage » à l’étranger peu après avoir été présenté aux médias. Il a été « éloigné » ; voire « exfiltré », disent les persifleurs, qui soupçonnent les autorités de leur cacher bien des choses sur ce qu’ils pensent, eux, être un « attentat », peut-être même une tentative de putsch militaire travestie en « accident ». Ils ont en tête le cas guinéen, où il a fallu « dégager » à la kalachnikov l’officier fantasque qui s’accrochait au pouvoir au mépris de ses promesses d’ouverture.
Toujours est-il que tout au long de ces semaines, le retour de Mohammed Abdelaziz était devenu aux yeux de la population une sorte d’Arlésienne dont tout le monde parlait, mais que personne n’avait vue. Avant que le président n’apparaisse sur le perron de l’Élysée, rassurant mais très affaibli.
Ses opposants s’emploient pour leur part à exploiter le moindre indice venu de l’intérieur ou de l’extérieur pour dramatiser une situation de plus en plus pesante. Pour eux, la principale leçon à tirer de la longue absence du chef de l’État, qui a laissé le pays en panne et ses institutions en rade, est que tout le pouvoir est entre les mains d’un seul homme. Ce qui, ajoutent-ils avec gravité, n’augure rien de bon pour la suite du processus de démocratisation promis après les accords de Dakar entre le pouvoir et l’opposition, qui ont permis à Mohammed Abdelaziz d’asseoir habilement son autorité en marginalisant ses détracteurs pris au piège.
Depuis, malgré ses promesses d’ouverture, il gouverne seul, se souciant peu de la légitimité démocratique. L’Assemblée nationale, dont le mandat venait à échéance en novembre 2011, a prorogé son mandat d’elle-même, illégalement, dit l’opposition. Et Ba M’Baré, le président du Sénat, qui doit prendre provisoirement la relève du pouvoir en cas d’empêchement définitif de Mohammed Abdelaziz est lui-même… malade.
En l’absence du « patron » de l’exécutif, le pouvoir réel est détenu par le général Mohammed Ould Ghazwani, chef d’état-major de l’armée. Il est censé garder au chaud la place en attendant le retour de son condisciple à l’académie militaire, dont il fut aussi le complice dans la préparation et l’exécution du coup d’État qui avait mis fin à la brève expérience démocratique de Sidi Ould Cheikh. Toutefois, des responsables de la Coordination de l’opposition démocratique (Cod) l’ont placé sous sa vigilance. Même s’ils ne se font guère d’illusion : rien ne l’empêchera de franchir le Rubicon à la tête de ses légions pour prendre possession du palais présidentiel de Nouakchott si les choses devaient mal tourner pour son frère d’armes.