Le Parlement nigérien a voté à l’unanimité, le 9 février dernier, en faveur de l’envoi de troupes dans le cadre de la force multinationale de lutte contre Boko Haram. Celle-ci devrait, à terme, compter quelque 8 700 soldats africains issus des pays concernés par le développement du groupe terroriste, à savoir Cameroun, Tchad, Bénin, Niger et Nigeria. Dans leur mandat, autorisation leur est donnée de poursuivre leurs cibles en traversant les frontières, ce qui confirme non seulement le caractère transfrontalier de Boko Haram, mais surtout la volonté toute neuve des États de la sous-région d’être efficaces dans le combat qu’ils viennent d’engager.
Chaque pays représente en effet un enjeu particulier dans la stratégie de conquête territoriale de Boko Haram. C’est en tout cas le sens que certains observateurs donnent aux attaques dont a été l’objet le Niger au cours du mois de février. Le 6 au matin, une offensive touchait la ville de Bosso, sur la rivière Komadougou frontalière entre Niger et Nigeria, dans l’extrême est du pays, à proximité du lac Tchad. Deux jours plus tard, les combattants djihadistes attaquaient la ville de Diffa, célèbre pour son marché aux poivrons, à soixante kilomètres plus à l’ouest, toujours sur la même frontière. Au prix d’une centaine de morts, ils ont été repoussés par les la Force multinationale, en particulier les soldats d’élite tchadiens. Ces attaques quasi-simultanées révèlent la volonté des djihadistes d’ouvrir un second front au Niger afin de dégarnir celui du Cameroun, où il mène des opérations extrêmement meurtrières depuis plusieurs mois, avec rapts de masse et ultra-violence à l’encontre des villages. Son objectif est désormais clair : établir un califat, zone à sa merci qui lui permettrait, en toute impunité, de vivre en asservissant les paysans, et d’entraîner ses combattants.
Le Niger, pays a priori faible, lui semble donc une cible de choix. La manipulation s’exerce par la terreur : le 11 février, deux femmes kamikazes se sont faites exploser à Diffa, dans un quartier réputé être contrôlé par Boko Haram. Elle se fait également sur le plan religieux, par des actions concertées. À la mi-janvier, une vague de violences anti-françaises et anti-chrétiennes sans précédent a eu lieu dans les grandes villes, notamment à Niamey la capitale, et à Zinder, seconde plus grande ville dans l’est du pays. Le bilan a été lourd : locaux d’entreprises telles Orange ou le Pari mutuel urbain (PMU) mis à sac, centre culturel français dévasté. Mais, ce qui est le plus notable, est le fait que de nombreux lieux de culte chrétiens ont été saccagés et incendiés : entre trente de soixante-dix, selon les sources. Des Bibles ont été déchirées et brûlées, tout comme le drapeau français. À Niamey, les policiers ont eu du mal à contenir un millier de jeunes armés de gourdins, de pioches et de barres de fer qui voulaient s’en prendre à la cathédrale aux cris de : « À bas la France, nous protégeons notre prophète »…
Les manifestations se sont déclenchées le 17 janvier, au lendemain de la parution à Paris du numéro 1178 « post-attentat » du magazine Charlie Hebdo. Elles se sont amplifiées dans les jours qui ont suivi, au point que, le 22 janvier, les autorités nigériennes ont dû bloquer internet, les réseaux sociaux et les liaisons de téléphonie mobile. Il ne s’agissait pas de censure mais, comme l’a expliqué le ministre de l’Intérieur, Massaoudou Hassoumi, pour « éviter de nouveaux débordements et, surtout, pour que les jeunes ne soient pas manipulés par les fondamentalistes de Boko Haram ». En effet, depuis deux jours circulait sur le réseau YouTube, une vidéo Abubakar Shekau, l’un des leader et porte-parole de Boko Haram. Il s’en prenait nommément au président Mahamadou Issoufou, « coupable de soutenir Paris ».
En effet, ami de la France depuis toujours, le chef de l’État nigérien était présent aux côtés de ses homologues pour la marche républicaine du 11 janvier 2015 à Paris, rassemblement qui avait suivi ce que l’on appelle désormais les « attentats de Paris » contre Charlie Hebdo et le magasin Hyper-Cacher de la porte de Vincennes. Il avait ce jour-là amené avec lui les deux principaux chefs religieux du pays : l’archevêque de Niamey, Mgr Michel Cartatéguy et le président de l’Association islamique du Niger (AIN), Cheikh Djabiri Oumar Ismaïl, l’un des interlocuteurs musulmans de l’État en matière d’affaires religieuses. « L’émotion est la même en France et au Niger, avait-il alors déclaré au micro d’une radio internationale. Pour les musulmans nigériens, l’islam c’est d’abord la paix. C’est une religion de tolérance, de connaissance et de pardon et le prophète lui-même l’a dit : le pardon est préférable à la vengeance. » Paroles lénifiantes que Boko Haram a su entendre et retourner contre leur auteur. Son discours jugé « pro-occidental » a alors été instrumentalisé en opposition avec les positions des fondamentalistes qualifiées « d’africaines, traditionnelles et respectueuses des valeurs ancestrales du continent ».
Le mouvement Boko Haram se situe en effet aux antipodes de l’islam nigérien, lequel repose majoritairement sur des confréries soufies comme la Tidjanyia, c’est-à-dire globalement respectueuses de la liberté individuelle de croire, ou de ne pas croire. Issoufou a peut-être oublié un peu vite que son pays n’est pas uniquement traversé par des courants musulmans pacifiques. En effet, comme le relevait en 2006 un rapport de la coopération danoise au Niger, d’autres mouvements se sont implantés ces dernières décennies au Niger. En particulier dans la région de Diffa, une ville qui n’existait pas il y a seulement un siècle, et s’est peuplée, au tournant des années 1990, d’éleveurs peuls originaires du Nigeria, attirés par la terre fertile des berges de la rivière Komadougou. Avec eux, s’est installé dans la zone le mouvement religieux salafiste Izala, l’ancêtre de Boko Haram… Le Niger a donc un ennemi extérieur : Boko Haram et ses légions, mais également des « ennemis intérieurs », non pas des cellules dormantes comme du temps de la guerre froide mais, sur le même principe, des partisans non déclarés des thèses salafistes susceptibles d’être mobilisés très rapidement parce que déjà convaincus du bien-fondé de la formation d’un califat.
Le président Issoufou est conscient de leur présence, au point qu’il n’a pas hésité à appeler sa population, dans un discours diffusé par la radio nationale le 11 février, à la « mobilisation générale » contre les djihadistes. Il ne s’agit pas, pour les Nigériens, de prendre les armes mais bien plutôt de collecter des informations. Il est en effet capital pour les pouvoirs publics de connaître ces sympathisants salafistes fondus dans les villes et les villages et dont la capacité de nuisance est importante. Mieux que des « agents infiltrés » exogènes et repérables, ils sont susceptibles de servir de relais pour des attentats, d’espions pour déjouer les plans des soldats de la Force africaine et de se battre comme les autres au moment des attaques. Mais la voie est mince entre renseignement et délation, c’est donc sur un chemin particulièrement dangereux que s’engage le président Issoufou, coincé entre péril fondamentaliste et discorde civile.