Il y a eu un une réunion spéciale consacrée à la Centrafrique, en marge du Sommet. Désormais, les soldats français sont sur le terrain. Est-ce une opération de police destinée à arrêter et désarmer des criminels à laquelle elle se livre, ou autre chose ?
Pour moi, la situation est beaucoup plus grave que cela. La Centrafrique a été transformée en théâtre d’opération secondaire : ce sont tous les anciens protagonistes du Darfour qui sont aujourd’hui à Bangui. La communauté internationale a plus ou moins échoué dans sa mission pacificatrice de cette région à l’ouest du Soudan : Omar al-Bachir n’a pas pu être arrêté, ni les chefs de guerre janjawid. Ce sont ces derniers qui sont à Bangui…
Mais ce ne sont pourtant pas des Arabes qui commettent les exactions…
Non, mais ce sont les Toro Boro, des subsahariens qui ont été les auxiliaires des Janjawids.
Mais on dit pourtant qu’il y a des Tchadiens…
Laissez-moi vous expliquer : les services de renseignement soudanais, sous les ordres du général Salah Gosh, ont mis en place les Janjawids sur le modèle des Kovoets, les supplétifs que les Sud-Africains avaient placés en Namibie. Ils ont la particularité d’être des Arabes noirs. Les non-arabes, les Toro Boro, on les a utilisés dans le triangle Soudan – Tchad – Centrafrique pour nuire directement à la SPLA du Sud-Soudan qui était à l’œuvre dans le sud du Darfour. Pendant un certain temps, les différentes missions de maintien de la paix les ont contenu, puis il y a eu différentes pressions, y compris intérieures autour d’al-Bachir et la guerre s’est éteinte. Al-Bachir s’est occupé de redorer son image internationale et il a cessé d’utiliser les Janjawids. Une partie des Toro Boro sont repartis chez leurs cousins de Centrafrique, du côté de Birao, dont beaucoup sont pisteurs de chasse. Ceux-ci étaient sollicités régulièrement par la SPLA pour fournir du gibier, éléphants etc., pour nourrir ses éléments. Les pisteurs de Centrafrique et leurs cousins soudanais se sont alliés et sont montés sur Bangui. Mais le schéma a été défini depuis Khartoum.
Quel a été leur intérêt de monter sur Bangui ?
Khartoum n’a jamais apprécié la partition du Soudan. Les services secrets ont donc entrepris de déstabiliser, via la Centrafrique, le Soudan du Sud. J’étais alors délégué du ministre des Affaires étrangères, je connais bien cette question. La pression américaine, qui voulait absolument l’indépendance du Sud Soudan était telle que Khartoum ne pouvait rien faire, tout en étant englué dans la guerre du Darfour. Le Soudan a donc encouragé la pénétration en Centrafrique pour contourner le SPLA et déstabiliser les velléités d’indépendance du Sud Soudan. Mais il n’a pas la volonté d’occuper la Centrafrique en tant que telle, non.
Mais où situez-vous le Tchad dans cette affaire ?
La dynamique tchadienne est différente : le président Idriss Déby veut faire de la Centrafrique son arrière-cour car les deux attaques importantes de 2006 et 2008 contre N’Djamena sont parties de Bossembélé. Les avions du HCR, la nuit, devenaient des incolores et atterrissaient en Centrafrique pour déposer les véhicules qui ont servi à la rébellion pour aller jusqu’à N’Djamena.
Il y a donc bien des Tchadiens parmi les Séléka ?
Oui, notamment ceux du général Mahamat Nouri, un Gorane qui a fait le coup de 2006, puis est devenu ensuite ministre de la Défense, récupéré à coup de dollars libyens.
N’y a-t-il pas aussi une composante plus « nationale » ?
Si ! Il y a la rébellion ouverte des Peuls du général Baba Ladé. Ils sont environ 700. Baba Ladé a été enlevé par Bozizé et livré à Déby. Puis sa rébellion l’a destitué car il a été finalement nommé conseiller au Tchad. Mais quelque 400 de ses éléments qui sont restés en Centrafrique et qui ont permis à la Séléka d’aller de Bambaré à Sibut. A Sibut, le Tchad est intervenu, comme pour « faire la peau » de Bozizé et des Sud-Africains.
Donc la Séléka, c’est une alliance triangulaire Soudan + Tchad + Centrafrique ?
Oui, mais le Tchad arrive en dernier. Idriss Déby s’est interrogé sur le fait que la Séléka avait pu aller aussi vite sur Bangui, transporter des armes lourdes sur des centaines de kilomètres. Elles avaient forcément été aéroportées. Il y voyait la main d’une puissance de la région… Je le lui ai confirmé : c’était le Soudan. Il s’est réconcilié avec Omar al-Bachir il y a deux ans, mais aujourd’hui, il a du mal à cerner l’attitude du Soudan vis-à-vis de son propre régime. Donc il voit dans la Séléka une menace, car le contrôle de Bangui à l’ouest permet de le prendre en étau avec le Soudan à l’est. C’est pour cela que, stratégiquement, il a décidé d’intervenir et a envoyé des troupes.
Qui est Michel Djotodia ?
Un petit fonctionnaire du ministère du Plan, ancien consul à Nyala. La rébellion locale existait avant lui : les gens de l’est du pays se sentaient isolés, oubliés par l’administration centrale. C’était une rébellion existentielle, ils voulaient juste qu’on les reconnaisse, qu’on leur envoie du pain, du sel et du riz. Les rebelles l’ont appelé parce qu’ils avaient besoin de quelqu’un sachant négocier, connaissant l’administration. C’est pour cela qu’il n’arrive pas à asseoir son autorité sur les combattants. Seuls les chefs de guerre ont vraiment l’autorité.
Pensez-vous qu’une intervention militaire puisse être efficace ?
On la veut de toutes nos forces. Je pense même que Djotodia est intéressé par cette intervention pour sa propre sécurité. Pour des raisons strictement humanitaires, il fallait cette opération. Comme l’Afrique centrale n’a pas vraiment de puissance militaire pour faire ce type de sécurisation, la France est la bienvenue.
Donc vous pensez qu’ils vont parvenir à désarmer la Séléka ?
On attend plutôt des interventions ponctuelles, pour arrêter les assassinats. Puis nous passerons très vite au volet politique. C’est politiquement qu’on va trouver une solution pour le désarmement. Il faut créer les conditions pour s’asseoir et discuter.
Qui va s’asseoir et discuter ?
D’abord les premiers belligérants, qui sont Djotodia et Bozizé. Ce sont les hommes de Bozizé, qui viennent du Cameroun, qui attaquent la Séléka à Bangui.
Ils ont une puissance certaine…
Bozizé a été dix ans président, il a des partisans, une garde présidentielle de 1 800 personnes, payées sur fonds propres, c’est quand même quelque chose de très important dans un pays où la force active de l’armée ne dépasse pas 1 500 hommes.
À part Michel Djotodia et François Bozizé, qui peut participer à des négociations, où en est l’opposition politique ?
Le paysage politique a été falsifié par les élections truquées mais si les discussions s’engagent, de nouveaux acteurs émergeront : certains sont déjà connus, comme Martin Ziguélé pour le MLPC, mais il y aura aussi moi-même, qui représente le sud du pays, ou Henri Pouzer (Association Londo), les enfants Kolingba, Emile Nakombo pour l’ouest du pays. Aujourd’hui, il faut hélas représenter une région ou une ethnie pour avoir une visibilité politique.
Comment remettre ce pays en ordre de marche, politiquement ? Quel est l’avenir de la Centrafrique ?
Il faut une grande discussion, une sorte de Conférence nationale, pour que soit apurée toute la contestation centrafricaine. Une élite émergera et le paysage deviendra différent. Nous n’avons jamais pu nous exprimer, la parole politique nous a été confisquée. Les pratiques iniques et les violences ont fait que les intellectuels sont apeurés et soit ils se mettent, pour des raisons alimentaires, à servir un pouvoir, soit ils partent en exil.
Il y a donc une élite politique, dont vous faites partie, susceptibles de diriger le pays ?
Oui, bien sûr, et il y a avec nous beaucoup de femmes, comme Béatrice Epaye. La présence de l’armée française va pousser beaucoup de gens à sortir de leur « hibernation ». Ceux qui ont eu la force des armes n’ont pas forcément des connexions avec l’intelligence politique. Et d’ailleurs, je pense que les élections auront du mal à être transparentes. On va choisir quelqu’un, mais le plus important sera le partage du pouvoir. Il faut que cela se passe de façon institutionnelle : on confie le nord à la présidence, le sud à la vice-présidence ou au premier ministre, etc. Il faut que tout le monde se sente concerné par le pouvoir. Depuis trente ans, ce n’est plus le cas.
Ce partage doit se faire entre groupes culturels et non pas selon les tendances politiques. À moins que les tendances politiques n’épousent les particularités culturelles…
Les tendances politiques sont basées sur les contours ethniques, sur les clivages régionaux. Le partage sera régional. Les gens doivent se reconnaître dans tel ou tel leader, pour se sentir impliqués dans la politique, qu’elle soit de sécurisation, de santé, d’éducation etc. S’ils ne sont pas impliqués, ils vont finir par se replier vers un leader et entrer à nouveau en rébellion.
Dans ce schéma, l’élection est au second plan vis-à-vis de la nécessité de tenir cette conférence nationale…
La nécessité est d’avoir la paix et la concorde sociale. Il faut rétablir la confiance. Tant que ce n’est pas le cas, rien ne peut se faire.
Est-ce que ça implique que l’agenda donné par le président François Hollande est intenable ?
Je comprends la raison pour laquelle le président Hollande veut que ça se passe vite : sans les élections, aucun bailleur de fonds ne va nous donner un dollar. Pourtant, c’est impossible en pleine saison des pluies. Et les fichiers et l’état-civil sont détruits, l’administration est inexistante, Bangui est mise à sac. Nous ne sommes pas le Mali : Bamako n’avait pas été touchée et seuls 10 % de son territoire était hors contrôle. En six mois, c’est surréaliste de vouloir faire une élection.
On risque donc d’aller encore à la catastrophe… On a l’impression que la France ne comprend toujours pas ce pays…
Parce qu’on est un peu pressés… Les accords de Libreville, qui auraient dû régler la transition, n’ont pas abouti parce qu’on n’a pas tenu compte de l’évolution de la situation. Dès que Bozizé est parti, je pense qu’on aurait dû les réajuster. En appelant à voter pour Martin Ziguélé, le premier ministre viole sa propre neutralité.
Il faudrait donc, dès le début de la sécurisation, désigner d’autres autorités de transition pour organiser une conférence nationale, laquelle devra mener à l’élection. C’est beaucoup de préalables…
Non… Il faut absolument des explications entre Centrafricains pour rétablir la confiance. Cela fait vingt ans que pèsent des risques de guerre civile entre le nord et le sud. Quand on a décidé de soutenir Bozizé, c’était pour amener un militaire du nord à fédérer les gens du nord et à organiser les élections sous deux ans. Malheureusement, il s’est accaparé le pouvoir. Plus que jamais, c’est un préalable nécessaire et absolu.
Comment se greffe la question religieuse ? Est-elle plaquée sur la situation politique ou réellement sous-jacente ?
Les leaders combattants et les acteurs militants politiques actuellement engagés en Centrafrique ne sont pas des religieux. Tout ça, ce sont des surenchères parce que c’est dans l’air du temps.
Mais l’antagonisme chrétien – musulmans existe, désormais…
Il existe parce qu’on l’a créé. Maintenant, il faut y faire face. Il faut s’asseoir pour parler. Les musulmans de Centrafrique ne dépassent pas 5 %. Avec les étrangers, cela va jusqu’à 15 à 20 %. Mais en réalité, tous sont animistes. On a une base commune sur laquelle nous regrouper et discuter réellement. On n’a pas besoin du label de telle ou telle religion. D’ailleurs la majorité est protestante, on n’en parle même pas. Les anti-balaka sont protestants. C’est une milice qu’avait créée Bozizé pour lutter contre les coupeurs de route. Ce sont des gens de sa tribu, des Gbayas, donc il n’a pas eu de mal à les armer. Qu’il y ait des émules qui les imitent, c’est possible.