Faut-il croire à une sortie définitive de crise après le triomphe de l’ancien premier ministre Ibrahim Boubacar Keïta, dit IBK, au scrutin présidentiel de juillet-août dernier ? L’élection, organisée au pas de course sous la pression de la France, l’ancienne puissance coloniale désireuse d’en finir au plus vite avec le dossier malien, tout comme l’ensemble des pays donateurs, a été jugée crédible et démocratique par les observateurs européens et africains déployés dans le pays. Le perdant du deuxième tour, Soumaïla Cissé, a félicité le vainqueur bien avant la proclamation officielle des résultats. Il s’est déplacé de façon impromptue avec femme et enfants au domicile d’IBK pour reconnaître sa défaite et souhaiter le plein succès à son adversaire d’hier. Un geste largement salué comme démontrant la « grandeur retrouvée du Mali », qui est pourtant plein de sous-entendus. Cissé avait contesté les résultats du premier tour, affirmant : « De toute façon, les dés étaient pipés depuis le début. » Sans attendre qu’arrive à son terme ce qu’il avait qualifié de « parodie électorale », il a préféré se déclarer perdant deux jours avant la proclamation des résultats finaux.
Tout le monde est finalement content. Le vainqueur, d’abord. Avec sa large victoire – 77,6 % des suffrages au deuxième tour –, IBK étanche sa soif de revanche personnelle après ses deux échecs aux scrutins de 2002 et 2007, qui furent aussi retentissants que son triomphe de 2013. La France, ensuite. Alors que de nombreux Maliens et observateurs internationaux s’étaient plaints de ce calendrier électoral précipité, craignant qu’il n’ouvre la porte à toutes les dérives, les autorités françaises, épaulées par l’Europe notamment, avaient fait la sourde oreille, privilégiant leur propre agenda. Il s’agit, pour Paris, de sortir des sables maliens où ses forces sont engagées dans l’opération militaire Serval afin de chasser les djihadistes du Nord – au grand soulagement des Maliens –, mais en soulignant que ce retrait est légitime : les troupes françaises peuvent retirer après une mission réussie au terme de laquelle un pouvoir démocratiquement élu a été installé à Bamako.
Pour la France, qui a tiré prétexte de la relative bonne tenue du scrutin pour railler les sceptiques, le pari est doublement gagnant : les leaders politiques se sont montrés dociles, ravalant opportunément les critiques des débuts pour saluer l’élection de Keïta, qui est par ailleurs un candidat moins éloigné de la France qu’on a voulu croire – il y a vécu un peu plus d’un quart de siècle et partage avec les autorités actuelles son adhésion à l’Internationale socialiste. Et cela même si Soumaïla Cissé paraissait avoir les faveurs de Paris, grâce à son passage à la tête de la diplomatie malienne, et plus encore à son septennat à la présidence de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). De quoi créer des relations privilégiées avec l’exécutif français.
François Hollande, le président français, a tenu à être le premier dirigeant étranger à féliciter le nouvel élu, et a annoncé qu’il serait présent à Bamako pour la cérémonie d’investiture. Laquelle s’annonce comme un grand hommage à la France et à son armée libératrice. La « communauté internationale », elle aussi, ne tarit pas d’éloges sur l’organisation du scrutin, jugé apaisé et transparent, et le triomphe d’IBK, considéré comme expression indiscutable de la légitimité du nouvel exécutif. Quant aux bailleurs de fonds, ils attendaient ce moment pour enfin débloquer les aides promises (3,2 milliards d’euros) en cas de retour à la normalité constitutionnelle. C’est du moins ce que laissent entendre les déclarations de l’Union européenne et de Washington.
Rares sont les échos dissonants qui parviennent aux médias dominants. Et pourtant… IBK a été élu avec un score écrasant, comme l’avait été le président Amadou Toumani Touré (ATT) en 2007 – environ 71 % dès le premier tour. Cela ne l’a pas empêché d’être renversé, alors qu’il bénéficiait du soutien d’une forte coalition de partis politiques et de leaders associatifs. Au Mali, la victoire, si large soit-elle, ne suffit pas à elle seule à conférer un brevet inaliénable de parfaite légitimité à l’élu. L’histoire récente montre aussi qu’il faut se méfier des ralliements et des consensus autour de tel ou tel leader. Que la situation actuelle soit dominée par un quasi-unanimisme a donc de quoi inquiéter. Surtout au regard du faible score de Cissé et des doutes quant à sa capacité à fédérer une opposition politique forte, pour éviter la répétition de l’Histoire. Or, la solitude de Cissé au deuxième tour et la course des responsables de formations politiques vers le candidat le mieux placé ne sont pas de bon augure. Elles témoignent de la persistance du nomadisme politique et des retournements de vestes subits qui ont tant nui à la démocratie malienne, et qui risquent de saboter le nouveau processus de démocratisation.
IBK aura-t-il la sagesse nécessaire d’éviter ce piège avant les élections législatives prévues en octobre-novembre prochain ? Si la reconstruction du pays nécessite la participation de tous et un effort collectif de solidarité, la meilleure voie pour y parvenir n’est sûrement pas l’étouffement de la contestation politique sous prétexte de sauvetage de la nation en péril.
Le passé d’IBK en tant que premier ministre (1994-200) ne plaide pas en sa faveur. Sa réputation d’homme à poigne, autoritaire sous des dehors avenants, laisse planer le doute quant à sa capacité à concilier la nécessaire restauration de l’autorité de l’État et l’indispensable essor des libertés démocratiques afin d’instaurer la confiance entre gouvernants et gouvernés. La répression des élèves et étudiants grévistes, les brimades des leaders politiques et associatifs durant ses années à la primature ont terni son bilan. Autant des souvenirs effacés, aux yeux des électeurs, par le catastrophique bilan de la gestion de l’ancien président ATT, son laxisme face aux dérives d’une partie de l’exécutif, l’omniprésence du narcotrafic et les infiltrations croissantes des groupes djihadistes jouissant de nombreuses complicités locales.
Toutefois, le pays a urgemment besoin de se réconcilier avec lui-même et de ressouder les liens sociaux et intercommunautaires fragilisés par la double crise institutionnelle et militaire débutée en janvier 2012, avec le déclenchement de la rébellion touarègue. IBK devra faire davantage preuve de diplomatie que de poigne. La situation créée par la France dans le Nord, notamment dans la région de Kidal où la complaisance hexagonale envers la rébellion touarègue du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) fouette l’orgueil malien, sera fort délicate à gérer. Sur ce point, les analystes attendent de voir le nouveau président à l’œuvre. Ils se souviennent qu’IBK, opposant à ATT, avait fustigé les accords d’Alger gouvernement-rebelles touaregs au motif qu’ils étaient anticonstitutionnels, mettant en cause l’intégrité du Mali.
Aujourd’hui, les rebelles disent avoir confiance en lui. Mais quelles solutions miracles peut-il apporter à la question touarègue, non résolue depuis l’indépendance ? En principe, la présence des 12 000 hommes de la mission de l’Onu et des 3 200 soldats français dans le Nord pour sécuriser une région désertique devenue otage des groupes djihadistes et des contrebandiers devrait simplifier la tâche du nouveau chef de l’État, dans un pays où l’armée est à reconstruire. Mais pour certains analystes maliens, ces forces étrangères sont un cadeau empoisonné, qui enferment IBK dans une position de « président sous influence, parce que sous perfusion internationale ».
L’autre sujet d’inquiétude sur l’avenir tient à ses liens controversés avec la junte militaire d’Amadou Haya Sanogo, dont le putsch de mars 2012 avait été annulé par l’action énergique des pays de la région. Le nouvel élu clame ses distances avec la junte, mais les observateurs font remarquer que, comme candidat, il a été épargné par les militaires de Sanogo. Ceux-ci ont pourtant rudoyé la plupart des leaders politiques, dont Soumaïla Cissé. Sanogo a été bombardé général d’armée dans la foulée de la proclamation des résultats de la présidentielle. D’où la question : IBK sera-t-il le vrai patron de l’armée, ou sera-t-il l’otage de Sanogo ? À l’image de l’infortuné Dioncounda Traoré, président intérimaire battu à sang l’an dernier par une junte aux abois…
La seule chose qu’on puisse dire aujourd’hui est que l’élection d’IBK met théoriquement fin à une transition chaotique de dix-huit mois et ouvre une ère moins incertaine pour le Mali. Pour savoir quelle sera la marge de manœuvre du nouveau président, il faudra attendre la formation du gouvernement, puis les législatives et la couleur de la majorité qu’elles enverront au Parlement.