Rien ne va plus dans le nord du Nigeria. En réponse à la prise par les fondamentalistes de la secte Boko Haram de plusieurs villes de l’État de Borno, comme Bama, Baga et Marte, le président Goodluck Jonathan a décrété l’état d’urgence dans le Borno, le Yobe et l’Adamawa le 14 mai dernier. Puis il a mobilisé l’armée de terre et l’aviation et dépêché sur place la toute nouvelle unité de contre-terrorisme. La région est restée quasiment interdite aux médias pendant plusieurs semaines, ce qui a rendu difficile l’évaluation exacte de ce qui s’est passé. Les heurts de Bama auraient fait, à eux seuls, près de 250 morts. Ce n’est certes pas la première fois que l’état d’urgence est instauré et, dans sa déclaration du 15 mai, Jonathan a évidemment fait référence à la guerre du Biafra, quoique les deux situations ne puissent être comparées en termes de causes. Le président se sert également du nouveau pouvoir octroyé à l’exécutif par le Parlement, qui permet désormais d’arrêter et de détenir – parfois au secret – tout suspect dans une affaire liée au terrorisme.
Si la violence appartient à l’histoire du pays presque davantage qu’à celle de toute autre nation de la sous-région, la situation actuelle est inédite par l’ampleur des combats qui sont menés et par le nombre très important des victimes dites collatérales. Les islamistes sont armés pour la guerre : lance-roquettes, mitrailleuses lourdes montées sur des pick-up, mines antipersonnel, explosifs en tout genre et armes légères à profusion. Ils sont nombreux et bien entraînés. Ils bénéficient d’une intendance adéquate et le démantèlement de leurs camps a révélé la présence d’unités médicales dotées de matériel chirurgical et de médicaments. Les combattants, coordonnés, obéissent à une stratégie réfléchie et qui se révèle efficace : bien loin des razzias des débuts de Boko Haram qui, certes, semaient la mort et la destruction, mais s’apparentaient plus à des opérations de rébellion indifférenciée qu’à un plan concerté de prise de territoire. On sent là la « signature » d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et l’arsenal militaire certainement de provenance libyenne, mais également en direct des marchands d’armes plus ou moins légaux, dont les affaires doivent être actuellement florissantes et sur lesquelles il reste à enquêter.
C’est cette détermination et ces moyens qui ont poussé le président nigérian à décider de bombarder son propre peuple. Partisan de la discussion, qu’il a mise à profit notamment dans les affaires d’irrédentisme concernant les États du delta du Niger, Goodluck Jonathan n’est pas un va-t-en-guerre. Mais, doté d’une armée puissante et de généraux compétents, il a une place à conserver vis-à-vis d’un homme comme Idriss Déby Itno, son homologue tchadien, qui joue les gendarmes du désert. Et même face à Issoufou Mahamadou, le Nigérien qui, en dépit des attentats du 23 mai à Agadez et à Arlit qui ont fait plus d’une vingtaine de morts, résiste relativement bien aux intrusions des islamistes.
Compte tenu de cette situation géopolitique, alors que le Mali est à peine débarrassé des terroristes qui avaient mis la région de Tombouctou et Gao en coupe réglée et soumis les habitants au régime salafiste, il est donc hors de question pour Abuja de tolérer l’installation de ces mêmes salafistes dans ses États du Nord. La riposte gouvernementale a en l’occurrence été particulièrement dure : les camps d’entraînement, repérés par satellite, ont été pilonnés. Sur le terrain, les soldats ont tenu tête aux colonnes de pick-up, avant de se lancer dans des poursuites qui les ont conduits jusque dans les zones marécageuses frontalières avec le Tchad, à l’extrême est du Borno, ainsi que sur les plateaux de l’est de l’Adamawa, proches du Cameroun. Quant aux villageois, suspectés de donner abri aux islamistes – qui sont souvent de jeunes membres de leurs familles –, ils ont fait les frais des opérations de ratissage et des représailles en tout genre.
C’est leur sort qui émeut aujourd’hui les organisations de protection des droits humains. En effet, le caractère indifférencié de ces opérations dites de contre-terrorisme, touchant les civils au même titre que les hommes en armes, ont entraîné de très nombreuses exactions et de morts. L’abus de coercition, tout le monde le sait, alimente le ressentiment et encourage l’escalade.
On peut s’interroger sur l’étonnante réussite de Boko Haram, dont les revendications radicales et salafistes ne sont plus un mystère, dans un pays où la pratique de l’islam est volontiers modérée et où la charia est en vigueur depuis plus d’une décennie dans la législation coutumière. Certes, le chômage endémique, l’absence d’infrastructures, l’avenir bouché, le dénuement dans lequel vivent les populations peuvent expliquer la bonne volonté et la crédulité de jeunes envers tous ceux qui viennent leur promettre un avenir meilleur à l’ombre d’Al-Qaida, si ce n’est une place au paradis des martyrs. Mais il est également notable que le pays, qui se voudrait émergent, ne va pas vraiment bien sur le plan institutionnel et politique.
La légitimité du pouvoir actuel reste fragilisée par des élections qui, si elles se sont globalement bien déroulées, restent encore trop largement frauduleuses. La Constitution elle-même n’a pas été conséquemment remaniée depuis son établissement par les autorités militaires de transition en 1998. La structure fédérale, avec son découpage issu de la colonisation, mériterait un toilettage afin de mieux répondre aux impératifs et performances que l’on attend d’un pays émergent, conséquences d’une bonne répartition des richesses et de décisions efficaces en termes de développement durable. Seule la région biafraise a fait l’objet d’une refonte complète de son organisation, à la suite de la guerre. Faut-il aussi au Nord nigérian un, voire deux millions de morts, pour les mériter ?
Au lieu de cela, on assiste à des manœuvres politiques. Au 31 mai, le Borno et sa capitale, Maiduguri, avaient payé le plus lourd tribut aux combats avec 1 805 morts(1). On pourrait dès lors comprendre l’instauration de l’état d’urgence. La situation se trouble lorsqu’on constate que le Plateau, qui a perdu 902 personnes, n’a pas été touché par cette décision. En revanche, le Yobé et l’Adamawa comptent respectivement 823 morts et 352 morts… Si l’Adamawa est, depuis 1999, un État aux mains du People’s Democratic Party (PDP), le parti au pouvoir, comme le Plateau, le Borno et le Yobe sont depuis la même époque entre celles de l’opposition, c’est-à-dire actuellement le All Nigerian’s People Party (ANPP). Qu’en conclure, sinon que le prétexte était bon pour faire sentir aux gouverneurs ANPP le poids de la main de leur vieil adversaire et décourager toute velléité de faire la part belle aux islamistes ?
Il reste que l’effet pervers des opérations de guerre est, comme on le sait, de générer de plus en plus de familles endeuillées au sein desquelles sourd et croît la colère, laquelle alimente le ressentiment contre le pouvoir en place et précipite dans les bras des islamistes toujours plus de nouvelles recrues. L’attitude scandaleuse des militaires nigérians dans le Nord-Est en avril et en mai a, de toute évidence, été largement contre-productive sur le plan du contre-terrorisme. Cette irresponsabilité, qui est celle des chefs comme des hommes du rang, c’est toute la sous-région qui risque d’en payer les conséquences.
(1) Source : Council on Foreign Relations, organisation indépendante d’analyse et de réflexion (États-Unis).