Pays musulman à plus de 90 %, le Sénégal a toujours pratiqué un islam de type confrérique, peu enclin au radicalisme qui caractérise l’idéologie salafiste et djihadiste des groupes islamistes combattant au nord du Mali. Et pourtant, le pays « n’est pas totalement à l’abri d’une propagation de la menace djihadiste », indiquait un rapport de l’Institut d’études de sécurité (ISS, d’après son acronyme anglais) et de la division sécurité régionale de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) publié, fin mai, à Dakar.
Selon le rapport, « le caractère transnational des acteurs, la porosité des frontières ainsi que la réduction de l’espace par les moyens de communication modernes semblent favoriser l’expansion du phénomène djihadiste dans la sous-région ouest-africaine », et donc au Sénégal. Comment expliquer cette contagion alors que le terrain idéologique n’était pas a priori propice ? Surtout quand on sait que les djihadistes opérant au Mali sont foncièrement opposés à l’islam de type confrérique longtemps dominant au Sénégal.
« Le rempart que constitueraient les marabouts et les confréries ne peut plus convaincre en raison de la contestation dont elles [les confréries] font l’objet en leur sein même et du fait de la fragmentation de l’autorité des califes, de l’existence de groupes situés à leurs périphéries, composés d’éléments quasiment embrigadés sous l’égide de chefs charismatiques », expliquent les rédacteurs du document.
Trois raisons sont généralement avancées pour expliquer comment le Sénégal est devenu une cible pour les groupes djihadistes. La première tient aux choix du pays en matière de politique étrangère, largement en faveur des thèses occidentales, principalement étasuniennes et françaises. De plus en plus de jeunes fanatisés par de nouveaux prédicateurs considèrent dès lors le Sénégal comme un pays impie, qui s’est associé aux États « mécréants » pour tuer des musulmans ayant pour seul crime de vouloir instaurer la loi islamique en terre musulmane.
« Je suis prêt à m’enrôler pour soutenir les djihadistes au Mali », lance un des jeunes Sénégalais interrogés par les auteurs du rapport. Pour lui, « les islamistes mènent un djihad dans le nord du Mali qui doit s’étendre sur l’ensemble du territoire malien pour gagner toute l’Afrique de l’Ouest ». Une posture proche du programme d’action d’un mouvement comme le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao).
L’idée d’un État sénégalais « impie » et « allié de l’Occident » revient souvent, peut-on lire dans le document : « Nos États sont souillés et dirigés par des mécréants », répètent des personnes interrogées, souvent proches du courant salafiste ou membres d’organisations islamiques qui ont pignon sur rue. Ce soutien est également partagé par certains étudiants qui n’ont pas tous accepté de répondre au questionnaire, de prime abord, arguant finalement : « L’Occident combat l’islam. Ce qui se passe au Mali est inacceptable ; la France appuyée par des mécréants combat l’islam et les musulmans. C’est la responsabilité de tous d’apporter un soutien à ces derniers. »
Ce n’est donc pas une surprise, à Dakar, de savoir que des citoyens du pays de la Teranga (« hospitalité », en wolof) se trouvent au nord du Mali. « Des ressortissants sénégalais, pour certains, des candidats malheureux à l’émigration, ont été signalés dans les rangs des djihadistes au Mali, pays de transit vers l’Europe pour de nombreux migrants clandestins », souligne le document.
La deuxième raison du basculement en cours de l’islam sénégalais vers le radicalisme tient au laxisme de l’État, qui a laissé se développer des idéologies extrémistes sans réagir comme il se devait. Les services de renseignement n’ont pas pris la juste mesure des conséquences de la proximité géographique du Sénégal avec le Mali, et surtout des connexions entre des djihadistes en guerre dans le nord de ce pays et des groupuscules radicaux qui se sont développés à Dakar. Selon Bakary Samb, enseignant-chercheur au Centre d’études des religions à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, le Sénégal, comme tout autre pays du Sahel, est traversé par les courants religieux les plus radicaux comme les plus tolérants : « Le Sénégal ne peut pas être un îlot de stabilité dans un océan d’instabilité. On ne peut plus se permettre de fermer les yeux et dormir sur le mythe du Sénégalais naturellement non violent. »
Pour le chercheur, « depuis un certain moment, il y a une mutation profonde du champ islamique sénégalais. Une mutation qui n’a pas été étudiée depuis très longtemps. On se rend compte que toutes les idéologies violentes qu’on retrouve dans l’islam et dans le monde musulman sont aujourd’hui présentes au Sénégal. C’est l’exemple du salafisme et du wahhabisme qui ont conduit au saccage du patrimoine de Tombouctou dans le nord du Mali. Dès lors que cette idéologie qui a conduit à la situation actuelle du Mali est présente au Sénégal, l’opérationnalité ne peut qu’être une question de circonstance », prévient-il.
Le troisième facteur d’inquiétude réside dans ce que le rapport appelle « la dualité du système éducatif sénégalais dans sa forme actuelle (école de type occidental et école coranique) ». Elle « pourrait générer dans les prochaines décennies, si ce n’est déjà le cas, de grandes frustrations récupérables par les mouvances islamistes et qui pourraient aboutir à une profonde fracture sociale par une socialisation différenciée des futurs citoyens d’une même nation en devenir », préviennent les auteurs du rapport. « Il est urgent de rétablir l’équilibre nécessaire et surtout d’affirmer une présence et une maîtrise de l’État sur des questions aussi sensibles que le contrôle des moyens de transmission du savoir et de socialisation », conclut le texte.
Le ministre sénégalais des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’extérieur, Mankeur Ndiaye, assurait, il y a peu, que le Sénégal avait pris toutes les mesures qui lui permettront de ne pas tomber dans une situation similaire à celle du Mali, exhortant toutefois à la vigilance face au « développement du terrorisme » dans la bande sahélienne. Mais pour l’instant, la réponse des autorités sénégalaises se limite à un renforcement de la sécurité à Dakar, à travers des patrouilles de police. Est-ce suffisant pour sortir le pays de la zone rouge et empêcher qu’il devienne soit une cible, soit une base de repli des terroristes ?