À Gao, la contre-attaque des combattants du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) est venue non pas de l’extérieur de la ville, comme les militaires s’y attendaient, mais de l’intérieur. La violence et l’intensité des combats qui ont eu lieu entre le 10 et le 12 février 2013, ajoutées à l’effet de surprise, ont donné un ton nouveau à la guerre asymétrique qui se poursuit au Mali entre terroristes et forces franco-maliennes. Les membres du Mujao, qui sont chez eux dans nombre de villages autour de Gao, ont pu s’infiltrer relativement facilement jusqu’au centre de la ville. Certains d’entre eux y étaient probablement restés cachés après la déroute. Ils sont parvenus à investir des positions stratégiques : bâtiments élevés, terrasses protégées et autres hangars inexpugnables le long du fleuve, faisant usage de fusils d’assaut et d’armes lourdes. Deux attentats suicides ont également eu lieu aux abords du poste de contrôle à l’entrée nord de la ville, sur la route de Bouarem, sans faire trop de dégâts. Cette attaque coordonnée montre la capacité des djihadistes à se réorganiser et la qualité tactique qu’ils sont capables de développer. « Nous n’avons pas affaire à des villageois amateurs ou à des rebelles vaguement commandés, mais à des soldats aguerris, déterminés, formés à opérer ensemble selon un timing préétabli et obéissant à une stratégie pensée en fonction du terrain, de l’heure et de la force de l’adversaire », commente un militaire français présent sur place.
La visite du président français François Hollande, huit jours plus tôt, avait symboliquement marqué le fait que le premier objectif de l’opération Serval était atteint, à savoir « restaurer l’intégrité territoriale » du pays. Les principales villes de la boucle du Niger : Tombouctou, Gourma Rharous, Bouarem, Gao et Ansongo ont été « reprises », de même que Kidal et Tessalit, sur la route du nord qui part vers l’Algérie, aux abords de l’Adrar des Ifoghas. La mission des Français et des Maliens doit désormais se scinder en deux : stabilisation d’une part, « contre-terrorisme » d’autre part, deux opérations bien spécifiques et obéissant à des logiques différentes.
Comme le dit le colonel Michel Goya, aujourd’hui enseignant à l’École de guerre, le premier impératif consiste à « ne pas confondre l’hôte et le parasite », c’est-à-dire les Touaregs en tant que peuple et Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), associé au Mujao et à la fraction du groupe Ansar Eddine restée sous le commandement d’Iyad Ag Ghaly, le leader historique. Combattre les premiers tout en laissant les seconds quitter le pays et se reformer en réseau transnational, ou encore leur permettre de sanctuariser l’Adrar des Ifoghas, région montagneuse, difficile d’accès, pour l’utiliser comme base arrière et se redéployer discrètement au sein de la population locale, reviendrait à un échec pour l’opération Serval et conduirait à un enlisement certain dans la guerre. C’est pourtant ce à quoi tendent les terroristes : la technique a été utilisée par les taliban et Al-Qaïda en Afghanistan, qui se sont servis du Pakistan comme base de repli avant de se réimplanter dans les provinces pachtounes et défier les forces de l’Otan.
Sur le papier, les forces françaises s’attendent à être relevées par la Mission internationale de soutien au Mali (Misma), conduite par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui sera composée, à terme, de 7 700 hommes en provenance de tous les pays membres sauf le Cap-Vert, la Côte d’Ivoire et la Gambie. Se posent évidemment les questions de son délai de mise en place puisque, pour le moment, à peine un tiers de l’effectif est à pied d’œuvre, ainsi que de l’efficacité de ces troupes qui, pour certaines, n’ont aucune expérience des zones arides et ne possèdent que peu de matériel adapté.
Cependant, la Misma est d’ores et déjà épaulée par un contingent tchadien de l’ordre de 2 000 soldats, presque tous arrivés dans la région de Kidal. Leur objectif : soutenir au sol les opérations aériennes françaises qui visent actuellement à anéantir les dépôts de carburant et les transmissions et à empêcher les mouvements importants des fameux pick-up des djihadistes. Les Tchadiens devront les « étouffer » en investissant le massif de Timétrine autour de Tessalit, où se trouveraient d’ailleurs certains des otages enlevés en 2010 et 2011 au Niger et au Mali. Ils devront aussi occuper la vallée de l’Azawak, qui court vers le Niger au sud et celle du Tilemsi proche de Gao, ainsi, bien sûr, que le nord de l’Adrar des Ifoghas, qui fait face au Hoggar à la frontière algérienne. Dans cette région pierreuse et escarpée, les températures oscillent actuellement entre 10 °C la nuit et 40 °C le jour, et il ne pleut pas. Une géographie qui ressemble à celle du pays natal des Zaghawa et des Goran du contingent tchadien.
En envoyant ses soldats sur le terrain, le président tchadien Idriss Déby a pris une place prépondérante dans la résolution de la crise. « Il se présente comme un militaire, exerçant chez lui un pouvoir fort, mais capable de gérer des problèmes régionaux, explique le chercheur Roland Marchal, spécialiste des conflits en Afrique subsaharienne. Il y trouve un triple intérêt : d’un côté il améliore ses relations avec la France, houleuses, surtout depuis la disparition de l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh en 2008 ; de l’autre il renforce sa position au sein de la communauté interafricaine. » Enfin, le Tchad est un élément phare dans l’Initiative transsaharienne de lutte contre le terrorisme, mise en place et financée par les États-Unis. Ses soldats, formés par les Américains, sont intervenus ces derniers mois au Soudan pour sécuriser les frontières et en Centrafrique pour encadrer la rébellion. « Ils jouent donc là pleinement leur rôle et c’est excellent pour l’entente de Déby avec Washington », complète Marchal.
Reste le volet politique, qui est une équation à multiples inconnues. Que peut-il se passer à Bamako ? Il semble exclu de revenir au statu quo ante, c’est-à-dire au système politique de l’ancien président Amadou Toumani Touré, ce « consensus à la malienne » incluant tous les partis, gommant l’opposition et conduisant le président à prendre ses décisions seul. Il a conduit au délitement des institutions, au creusement des inégalités, à l’affaiblissement extrême de l’État et à la montée en puissance de certaines familles et de groupements au sein de la société civile et, finalement, au coup d’État. « Il serait également dangereux de vouloir implanter un modèle démocratique calqué sur la France, si ambitieux qu’il impliquerait nécessairement une aide financière massive, laquelle accroîtrait la corruption en même temps que les services sociaux et ne correspondrait pas forcément aux attentes des citoyens. La classe politique malienne doit trouver elle-même son modèle républicain », estime un diplomate. Difficile, surtout si l’on considère que les différents partis qui, il y a seulement dix ans, symbolisaient encore un pluralisme politique exemplaire, sont devenus de pâles fantômes ne suscitant plus qu’un intérêt poli de la part de citoyens désabusés.
Le président par intérim Dioncounda Traoré est, quant à lui, partisan d’un dialogue entre les communautés, les partis, les représentants des institutions, tout ce qui compose la société civile, faisant fi de la menace constante des putschistes du capitaine Sanogo. « Dans certains milieux, on souhaite vivement leur marginalisation et la normalisation politique pour aller aux élections dans un délai raisonnable, analyse Roland Marchal. Or la date prévue du 7 juillet 2013 n’est certes pas un délai raisonnable… » Effectivement, comme le suggère le Pr Albert Bourgi, spécialiste des problèmes constitutionnels en Afrique, il est peut-être temps pour les Maliens de revenir à une conférence nationale « à l’issue de laquelle serait adopté un nouveau projet national véritablement démocratique », c’est-à-dire englobant toutes les composantes de la nation. Il faut, pour cela, prendre le temps de la concertation.