Militant anticolonialiste dès les années 1970, Mohamed Kadami a activement contribué à la création de plusieurs mouvements de rassemblement de l’opposition avant de participer à la fondation du Front pour la restauration de l’unité et la démocratie (Frud) en août 1991. Il en est devenu le représentant au Moyen-Orient puis en Europe, pour finalement présider cette organisation – plus précisément la tendance qui a maintenu la structure politico-militaire. Extradé en 1997 par l’Éthiopie avec son épouse, Aicha Dabalé, et d’autres dirigeants du Frud, il est emprisonné à Djibouti jusqu’en 2000.
Figure reconnue des progressistes africains qui sillonnent l’Europe et l’Afrique, Mohamed Kadami est aussi un des dirigeants de la Coordination nationale pour la démocratie à Djibouti (CNDD), créée en février 2012. Pour Afrique Asie, il fait le point sur la situation intérieure et aussi sous-régionale de son pays, en avançant les éléments qui pourraient la faire évoluer favorablement.
Votre mouvement vient de mener une attaque armée, pourquoi ?
L’attaque du Frud contre la résidence du président djiboutien est une action éminemment symbolique. D’abord, c’est une résidence dont la surveillance est assurée par la Garde républicaine, le corps le plus choyé, le mieux payé, mais qui a fait la preuve de son inefficacité. Le Frud a voulu démontrer sa capacité à agir au cœur du dispositif de l’unité la plus fidèle au président Guelleh. La date du 9 novembre ne doit rien au hasard : elle est celle du 21e anniversaire de la première attaque du Frud qui a été victorieuse.
C’est aussi un pied de nez à la visite de Gelleh dans les Mablas quelques heures auparavant : sous un prétexte futile – l’inauguration d’une piste réalisée par une ONG locale –, il voulait signifier qu’il contrôlait cette région réputée proche de l’opposition. Le déplacement du président en hélicoptère avec ses cohortes de sécurité a coûté plus cher que les travaux du tronçon routier.
Le processus démocratique djiboutien est donc toujours en panne ?
Il n’a pas beaucoup progressé… En réalité, depuis l’indépendance s’est installé un pouvoir clanique écartant, marginalisant des communautés entières comme les Afars. Et la situation s’est encore aggravée, car, à l’instar de ce qui a fait imploser la Somalie, le pouvoir djiboutien a évolué vers un régime familial où le couple présidentiel est devenu omnipotent. Ce pouvoir a tourné le dos à la création d’un État national et démocratique. La famille du président a fait main basse sur tous les secteurs de l’économie, du commerce et des investissements. Les appels d’offres se partagent entre les membres de cette famille. De nombreux commerçants, incapables de faire face au monopole que celle-ci exerce, sont ruinés et rackettés par l’entourage du président. Ils ont préféré partir.
Est-ce que la famille présidentielle réinvestit dans le pays ?
Non, elle pratique une politique à courte vue. Même les locations des bases américaine, française et japonaise, évaluées à 130 millions de dollars directement versés dans les caisses présidentielles, échouent en grande partie sur des comptes de banques étrangères.
Il y a certes une promotion du tourisme, autour notamment du grand hôtel Kempinski. Celui-ci a été construit sur financement émirati en 2006, grâce aussi à la ténacité de l’homme d’affaires Abdourahman Boreh (en disgrâce aujourd’hui, il a été spolié de tous ses biens) à l’occasion d’une conférence régionale du Comesa, le Marché commun de l’Afrique orientale et australe. Aucun bénéfice pour les Djiboutiens.
Que propose le Frud sur le plan économique ?
Le Frud envisage de jeter les bases d’une économie nationale où toutes les régions seront développées, avec création des pôles économiques au nord, au sud-ouest et au sud-est. Les trois quarts du pays sont privés d’infrastructures, ne bénéficient guère d’investissement ni même de la présence des ONG. Cela doit changer. Djibouti doit rompre avec les pratiques qui ont engendré l’impasse aussi bien du vivre-ensemble que de la démocratie et de l’économie. Il faut dépasser ce stade où toutes les infrastructures sont concentrées dans la capitale (où réside 40 % de la population) et envisager une sortie de l’économie de la Cité-État, permettant enfin à Djibouti de marcher sur ses deux pieds.
Comptez-vous renforcer la vocation géostratégique de Djibouti qui est de servir les pays enclavés voisins ?
Alors que Djibouti est surtout ancré dans la Corne de l’Afrique, constituant notamment le débouché naturel de l’Éthiopie, forte de 85 millions d’habitants, les dirigeants djiboutiens n’ont fait qu’accentuer la dépendance vis-à-vis des bases militaires. Nous souhaitons arriver progressivement à une plus grande diversification économique. D’autant qu’il suffit que la France, les États-Unis ou le Japon rapatrient leurs troupes chez eux pour que l’économie s’écroule.
Dans le cadre d’une plus grande insertion régionale, rappelons le projet de création du port de Tadjourah (en face de la ville de Djibouti, au-delà du Golfe) qui peut répondre à cet objectif – à condition de respecter la volonté de ses habitants.
Qu’en est-il de la menace islamiste à Djibouti ?
Il n’y a pas de menace islamiste même si on assiste ici et là à quelques prêches enflammés contre la corruption des dirigeants. Le pouvoir exagère la menace islamiste, tout en instrumentalisant le phénomène et refusant à quelques oulémas de créer leur parti. Jusqu’à maintenant, les manifestations populaires qui se sont déroulées depuis février 2011 l’ont été à l’initiative des partis d’opposition et des associations sans coloration religieuse, et il n’y a aucune crainte qu’il en soit autrement. En revanche, la proximité de Djibouti avec la Somalie et le Yémen, d’une part, et la présence des bases occidentales dans ce pays, d’autre part, ne manquent pas d’inquiéter une partie de la population.
Quels avantages tire Djibouti d’une politique internationale pro-occidentale ?
Ce n’est pas Djibouti mais ses dirigeants qui tirent des avantages exorbitants de leur politique pro-occidentale, et d’abord sur le plan pécuniaire, en recevant les loyers des bases militaires. Le couple présidentiel, très affaibli sur le plan politique (corroboré par un rapport accablant de juillet 2012 d’évaluation du parti unique, le Rassemblement populaire pour le progrès, réalisé pour le compte du pouvoir lui-même, où il est comparé à une coquille vide), a besoin de la protection des États occidentaux qui ferment les yeux sur le déficit démocratique, les violations massives des droits humains, la corruption. En contrepartie, Djibouti est devenu « un porte-avions occidental », une base de drones et un terrain d’exercice militaire où les armes de plus en plus dangereuses sont utilisées.
On peut se demander si la présence des bases militaires est porteuse d’un modèle politique unique, à savoir la « dictature du moindre mal », dictature occidentalo-compatible ?
Comment voyez-vous le rôle de l’Éthiopie ? N’est-elle pas aussi soumise à la politique des pays occidentaux ?
L’Éthiopie est tout de même un grand pays, avec une vision propre de ses intérêts et de la région. Son poids reste déterminant dans la Corne. Malheureusement, son expédition en Somalie a été un désastre et n’a fait que compliquer l’imbroglio somalien. La Somalie porte encore les stigmates de cette invasion qui a été encouragée et financée par les États-Unis. Mais la dépendance de l’Éthiopie se situe à une autre échelle qui n’est pas comparable avec celle de Djibouti. Il y a aussi le poids des hommes forts de ce pays. Meles avait concentré beaucoup de pouvoir personnel. Cela confirme qu’il vaut mieux avoir des institutions démocratiques fortes que des « hommes forts »…
L’Afrique doit aussi faire le deuil de l’illusion de la création de l’État-nation. Ce concept forgé en Europe a été plaqué sans ménagement sur les territoires africains qui, à quelques exceptions près, sont composés de plusieurs entités dont chacune à sa langue et sa culture. La plupart des dirigeants africains qui ont invoqué la construction de l’État-nation ont instrumentalisé l’État au profit de leur propre communauté (ethnique ou culturelle) qui est devenue dominante.
C’est pourquoi nous pensons que le concept lui-même est inopérant, inadapté à la réalité africaine et qu’il faut plutôt parler de la création d’un État national, capable d’intégrer plusieurs entités, de jeter les véritables bases de la citoyenneté pour tous.
La Somalie, un autre voisin encombrant… Comment jugez-vous les derniers événements ?
L’élection du nouveau président somalien, Hassan Cheik Mahmoud, en septembre dernier, est un pas positif, y compris dans la lutte contre la corruption endémique. Selon un rapport des Nations unies de juillet 2012, en 2009 et 2010, sur 10 dollars reçus par le gouvernement fédéral, 7 n’ont pas été versés dans les caisses de l’État. De plus, le nouveau président a appelé à négocier avec les shebab, ce qui est encourageant, même s’il faut être circonspect compte tenu de la complexité de la situation. Il faut oser toutes les voies. La communauté internationale doit l’accompagner à lutter efficacement contre la corruption et le soutenir dans sa volonté de s’affranchir des poids des pays voisins qui n’ont pas toujours intérêt à la stabilisation de la Somalie.
Quels sont les rapports de la France avec Djibouti ?
Elle a une base militaire à Djibouti et a sauvé in extremis de la déroute militaire le régime de Djibouti en février 1992. Vingt ans après, la France va-t-elle encore voler au secours de ce régime réduit au couple familial ?
La France ne peut pas ne pas se rendre compte, comme tous les observateurs, que Djibouti est un État « failli » du point de vue politique et administratif, et que ses dirigeants sont devenus une menace pour la survie de leur pays. Elle sait aussi que l’opposition dans sa diversité rassemble l’immense majorité de la population et qu’elle est représentée par des mouvements crédibles. Elle est consciente que nous sommes un mouvement responsable qui lutte pour la démocratie, à l’instar des autres mouvements et des associations de la diaspora. Le Frud reste incontournable dans le contexte djiboutien et il fait partie de la solution. Sa participation au CNDD, qui a été constitué en février dernier avec d’autres forces de l’opposition légale et de la société civile, indique son intention de contribuer à l’avènement d’une véritable alternance.
Après les critiques de Paris à Kinshasa sur les fraudes électorales et les violations des droits de l’homme, exprimées par le président Hollande, peut-on espérer qu’une critique semblable soit adressée à Djibouti ?
Il n’y a pas de raisons que notre pays échappe à ces critiques, mais cela dépend beaucoup des actions des Djiboutiens, qui doivent dénoncer les injustices et les innombrables violations de droits de l’homme dans notre pays. Être soupçonné de sympathie à l’égard du Frud peut se traduire par des arrestations et des tortures de la part des militaires. Mohamed Jabha, du Frud, en a fait l’amère expérience et croupit en prison depuis mai 2010 sans procès. Des défenseurs des droits humains et des journalistes sont aussi détenus arbitrairement. Les responsables français sont au courant, et l’échéance électorale de février 2013 leur offre une occasion d’envoyer un message fort à Guelleh. Nous encourageons le président Hollande à faire entrer la France dans l’histoire « postcoloniale ».