Contrairement au grand écrivain américain Mark Twain, Meles Zenawi n’a pas eu le plaisir d’ironiser sur son décès en pré-annonçant que ses éloges funèbres étaient « exagérés »… Il est mort avant. À 57 ans. Dans la nuit du 20 au 21 août selon les autorités éthiopiennes, dans un hôpital à l’étranger, probablement Bruxelles où, depuis des années, il était traité pour une maladie encore mystérieuse.
Meles Zenawi (de son vrai nom Legresse Zenawi) a été l’allié loyal, voire le serviteur, des pays occidentaux dans la Corne de l’Afrique. Il n’est donc pas étonnant que les dirigeants de ces pays l’aient couvert de louanges en apprenant sa mort, en ignorant les violations énormes des droits de l’homme dont il s’est rendu responsable (1). L’Éthiopie de Meles figurait depuis quelques années dans le lot de pays africains avec une forte croissance économique. Elle jouissait d’une assez bonne image internationale, malgré les (très) insuffisantes répercussions sur le niveau de vie de la grande majorité de la population, qui demeure une des plus pauvres du continent. Zenawi avait choisi le camp américain dans la « guerre contre le terrorisme », et joué un rôle de premier plan dans les stratégies visant à libérer la Somalie des groupes islamistes Al-Shebab. Il avait engagé son pays dans deux opérations militaires en Somalie. En échange, il a bénéficié d’une aide des États-Unis d’environ un milliard de dollars par an.
Meles a pris le pouvoir en 1991, avec l’aide multiforme de l’Occident, du Soudan, de la Libye, ainsi que du Front érythréen dirigé par Issayas Afeworki (président actuel de l’Érythrée). Le Guide libyen de l’époque, Mouammar Kadhafi, affirmait avec fierté que Meles l’avait assuré de son intention de joindre à la Ligue arabe, et que lui-même était à l’origine un Yéménite. Manipulateur doué, Meles a aussi réussi à convaincre les alliés occidentaux que sa longue et publique admiration pour Staline et l’Albanais Enver Hoxha n’était pas du tout sérieuse. Plus important, il a assuré à Tel-Aviv et Washington qu’il allait faciliter et non pas bloquer l’émigration des Bete Israel (Falashas) d’Éthiopie vers Israël. Voilà une promesse tenue !
Meles Zenawi n’a pas été le fondateur du Front tigréen de libération (TPLF), qui avait pour objectif la sécession de la région de Tigré d’Éthiopie. En bon stalinien, il a purgé le mouvement en poussant vers l’exil ou en éliminant physiquement nombre de ses fondateurs, comme Teklu Hawaz. Il s’est imposé à la tête du mouvement à travers un groupe secret, la Ligue marxiste-léniniste du Tigré. Meles a été dénoncé de multiples fois comme un couard par ses anciens compagnons. On raconte que, accusé de fuir le combat par certains de ses coreligionnaires, il fut sauvé du peloton d’exécution car la plupart de ses membres étaient ses parents. Il est aujourd’hui loué en tant que « courageux leader guérillero »…
À sa prise de pouvoir, Meles Zenawi a immédiatement été « auréolé » pour avoir renversé le régime de Mengistu, même si ce dernier se trouvait amplement affaibli par des luttes populaires partout dans le pays, des coups d’État avortés, de sourds conflits entre divers groupes armés qui avaient déstabilisé l’Éthiopie. Puis Zenawi s’est de plus en plus ouvertement tourné vers les États-Unis, avec lesquels il a fini par former une étroite alliance. Preuve de cette complicité, les États-Unis ont pu ouvrir une base pour ses drones à Arba Minch, dans le sud du pays. Il n’est nullement surprenant que, en tant que gardien zélé des intérêts occidentaux dans la Corne de l’Afrique, Washington et Londres l’aient soutenu quand, perdant les élections générales en 2005, il massacrait les civils à Addis-Abeba qui rejetaient les fraudes électorales.
Ayant fini par exercer un pouvoir assez solitaire, malgré les apparences, il laisse un héritage compliqué à l’équipe en place qui doit gérer une situation difficile. Sa disparition a accentué la division au sein du Front tigréen et du Front éthiopien démocratique révolutionnaire du peuple tigréen (EPRDF), organisation créée sur des bases nationales à des fins électorales, et a aggravé la lutte de pouvoir entre Bereket Simon (ministre de la Communication) et Sebat Nega (c’est-à-dire aboy, « père » du Tigré, fondateur aîné du TPLF). La corruption qui gangrène le régime complique la donne. En dépit de la promesse de Meles faite au peuple qu’il mangerait trois repas par jour, plus de 10 millions ont encore besoin d’aide alimentaire.
Son décès peut aussi affecter la situation dans la Corne, où va manquer l’« homme fort ». Le premier ministre adjoint, Hailemariam Desalegn, nommé premier ministre intérimaire, vient d’un groupe ethnique minoritaire et n’a pas d’assises véritables ni d’expérience. Il ne sera probablement pas confirmé. Cependant, l’opposition est si faible et divisée que ceux au pouvoir n’ont pas beaucoup à craindre de sa part. Elle doit se méfier, en revanche, du mécontentement populaire qui enfle. Au cours des derniers huit mois, les musulmans éthiopiens ont protesté contre l’ingérence du gouvernement dans leurs affaires religieuses et beaucoup ont été arrêtés, mais les protestations se poursuivent.
Le TPLF aura sans doute du mal à dépasser ses divisions et choisir un successeur à Meles, mais ce n’est pas par manque de candidats ! Il est peu probable que les dirigeants du TPLF s’ouvrent vers l’opposition afin de la convier à participer au gouvernement, ou pour organiser une nouvelle conférence de transition, comme certains opposants le souhaitent. Les Américains, eux, essayent d’influencer la succession afin de s’assurer de la nature d’un régime qui leur est indispensable pour poursuivre leur « mission » dans la Corne. Vont-ils réussir ? La question demeure ouverte. Le risque principal est que les dirigeants éthiopiens se laissent aller à une lutte pour le pouvoir, ouvrant une période d’incertitudes et d’instabilité.
Les funérailles de Meles Zenawi doivent avoir lieu le 2 septembre. Le 23 août, se sont déroulées celle d’Abuna Paulos, patriarche de l’Église orthodoxe d’Éthiopie et présidents du Conseil œcuménique des Églises (COE), un proche de Meles. Est-ce le signe d’une période révolue ?
Reste en tout cas le lourd héritage sur le plan intérieur du règne impitoyable de Meles Zenawi. Des milliers de prisonniers politiques, des centaines de disparus, la discrimination ethnique, une féroce répression contre les très nombreux journalistes qui s’exilent, des massacres dans l’Ogaden, Gambella, et ailleurs. Alors que la tension continue avec l’Érythrée, d’autres interventions en Somalie ne sont pas à exclure. En réalité, l’héritage de Meles Zenawi n’est « bon » qu’aux yeux des capitales occidentales. Une chose est certaine : son décès aura un effet négatif pour la politique américaine dans la région. Pour les Éthiopiens, c’est l’espoir, même ténu, d’un changement.
(1) L’ambassadrice américaine à l’Onu, Susan Rice, a déclaré : « Zenawi laisse derrière lui en héritage une énorme contribution à l’Éthiopie, à l’Afrique et au monde. » Gordon Brown a qualifié son décès de « tragédie pour le peuple éthiopien ». Le New York Times n’a pas hésité à écrire que sa disparition « prive l’Éthiopie – et toute l’Afrique – d’un dirigeant exceptionnel ». Des éloges du même acabit ont été proférés par Obama, Cameron, Ban Ki-moon et d’autres.