À Abidjan, une fièvre acheteuse inhabituelle s’est emparée des habitants. Grâce à une augmentation subite des revenus des Ivoiriens ? Hélas ! En raison de la psychose d’une nouvelle guerre, donnée comme imminente, qui s’est installée dans la cité. Chacun fait ses provisions de riz, de boîtes de conserve, d’huile, de lait, de sucre, de bois de chauffe…
Dans ce pays que l’on croyait sorti de la crise postélectorale entre novembre 2010 et avril 2011 (plus de 3 000 morts), le retour de la peur est perceptible depuis le 6 juin. Ce jour-là une cinquantaine d’assaillants selon Paul Koffi Koffi, le ministre ivoirien délégué à la Défense, s’est attaquée, dans l’Ouest, à une patrouille dépêchée par l’opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), tuant sept soldats nigérians membres de l’organisation, un militaire ivoirien et dix civils. Émoi au sein de la population qui doute désormais de la capacité de l’armée et de la police ivoiriennes à juguler l’insécurité.
L’Ouest est devenu un concentré des maux qui minent le pays depuis plus d’une décennie. Les violences meurtrières y sont plus fréquentes qu’ailleurs. Les dix-huit morts du 6 juin portent à près d’une centaine le nombre de tués dans la région depuis un an. La ville de Duékoué a payé le plus lourd tribut à la guerre postélectorale, avec près d’un millier de morts.
Plusieurs raisons expliquent cette situation. Nouvelle zone de production cacaoyère après le déclin progressif des zones traditionnelles, l’Ouest, aux terres fertiles, est devenu depuis deux décennies l’épicentre de violents conflits fonciers. Autochtones et populations venues d’autres régions et de pays voisins (Burkina et Mali surtout) s’affrontent régulièrement, au sujet de la propriété des terres. Sous l’ex-président Konan Bédié, une loi sur le foncier rural censée régler les litiges avait été adoptée, mais son application s’est toujours heurtée à de nombreuses incompréhensions.
« Le régime de Laurent Gbagbo a instrumentalisé au maximum le ressentiment des populations de l’Ouest contre les Ivoiriens d’autres régions, Baoulé du Centre et Sénoufo du Nord notamment, et contre les étrangers burkinabè et maliens très présents dans les plantations. Les autochtones ont développé un sentiment de peuples assiégés, menacés d’être expropriés de leurs terres ancestrales par des étrangers, ce qui les a rendus très perméables aux discours ultranationalistes du pouvoir Gbagbo. C’est ce qui explique le fort soutien dont a bénéficié l’ancien président dans la région », avance Gbahou, un cadre de Taï.
Autre facteur explicatif : la proximité de la frontière libérienne, que les anciens maquisards de Charles Taylor, connus pour leur férocité, traversent et retraversent en toute quiétude. Appelés en renfort par Gbagbo lorsqu’il perdit, en 2002, 60 % du territoire gagné la rébellion de Guillaume Soro, les mercenaires libériens, associés à des milices locales, ont introduit un niveau inédit de violence en Côte d’Ivoire. Les Ivoiriens se souviennent toujours avec effroi de ces chiens de guerre qui ont commis des atrocités durant la crise postélectorale et après la capture de Gbagbo. Le ministre Patrick Achi a évalué à 220 le nombre de personnes exterminées par ces mercenaires lors de leur fuite vers le Liberia. À Abidjan, le quartier populaire de Yopougon où ils avaient élu domicile avait été le dernier à être libéré par les forces du président Alassane Ouattara.
De retour dans leur pays, ces mercenaires n’ont guère été inquiétés par les autorités, ce que divers rapports d’ONG ont dénoncé en vain. « Des combattants libériens ont été impliqués dans les atrocités perpétrées dans la sous-région pendant plus d’une décennie et représentent toujours une menace pour la Côte d’Ivoire et le Liberia, alors que ces pays essaient de laisser derrière eux des périodes de violations massives des droits humains », explique un expert dans le rapport de Human Rights Watch (HRW) paru quelques jours avant l’attaque de Taï.
L’implication de mercenaires libériens dans le conflit ivoirien a été consignée dans le rapport de décembre 2011 du groupe d’experts des Nations unies sur le Liberia, commandé par le Conseil de sécurité des Nations unies pour rendre compte des sanctions imposées au Liberia, rappelait le document. Le Groupe d’experts avait conclu : « [L]es autorités libériennes ont apporté une réponse inappropriée au retour des mercenaires libériens de Côte d’Ivoire et à l’infiltration des miliciens ivoiriens. »
Au moins deux Libériens de triste réputation ont été libérés au Liberia après avoir été inculpés pour « mercenarisme », déplore HRW. L’un d’eux, Isaac Chegbo, mieux connu sous le nom de guerre de « Bob Marley », est impliqué dans la supervision de deux massacres en Côte d’Ivoire ayant tué plus de 100 personnes, selon HRW. L’autre, A. Vleyee – « Bush Dog » de son nom de guerre – était un adjoint de Chegbo. D’après des rapports du groupe d’experts, ces deux hommes ont combattu en tant que mercenaires pendant la guerre civile de 2002-2003 et ses lendemains. Les forces libériennes, où ces hommes étaient intégrés, ont été impliquées dans des crimes de guerre, y compris des exécutions sommaires et le recrutement d’enfants soldats pendant cette même période.
HRW a identifié entre 100 et 150 personnes ayant participé aux dernières attaques transfrontalières ou qui seraient en train d’organiser de nouvelles attaques. Le nombre exact pourrait être plus important, prévient l’organisation. Quatre jours après que ce document a été rendu public, les assaillants faisaient dix-huit morts à Taï. Devant la presse, le ministre délégué à la Défense a affirmé qu’il s’agissait de mercenaires à la solde de l’ancien régime.
C’est dans cette atmosphère de peur que le ministre de l’Intérieur, Hamed Bakayoko, est intervenu à la télévision nationale. Il a annoncé qu’un projet de coup d’État mené par d’anciens compagnons de Gbagbo, exilés au Ghana avec des connexions au Liberia, avait été éventé par ses services. L’arrestation au Togo de l’ancien ministre de la Défense, Moïse Lida Kouassi, aurait permis de démêler le fil des complicités externes et internes et de faire le lien avec les attaques répétées dans l’Ouest. Extradé le 8 juin à Abidjan, Lida Kouassi serait aussitôt passé aux aveux, si l’on en croit la vidéo présentée par le ministre de l’Intérieur à la télévision nationale, où on le voit dire : « Je reconnais que […] j’aurais pu communiquer aux nouvelles autorités les informations qui étaient en ma possession sur ce qui se préparait. Les documents qui ont été saisis au cours de la perquisition à mon domicile, à Lomé, portaient effectivement sur la question d’une transition et une communication de crise en Côte d’Ivoire. Je suis prêt à présenter des excuses et à demander la clémence du chef de l’État [Alassane Ouattara]. Je suis prêt à aller à une collaboration franche avec les autorités ivoiriennes. »
Lors de la même émission, une autre vidéo tournée à Accra (ville où ont trouvé asile plusieurs pro-Gbagbo militaires et civils) montre un groupe d’hommes en uniforme. L’un, le colonel Katé Gnatoa, ex-responsable militaire à l’Ouest puis membre de la sécurité présidentielle, proclame la dissolution des institutions et la création d’un « Conseil pour la souveraineté nationale ».
En montrant ces images, l’intention du gouvernement était de rassurer les populations sur sa maîtrise de la situation. C’est le contraire qui s’est produit. Les rumeurs sur des attaques à grande échelle, y compris à Abidjan, à quelques jours de la date du 18 juin initialement prévue pour la comparution de l’ex-chef de l’État au Tribunal pénal de La Haye, ont sapé le moral de la population. Bien que l’audience de confirmation des charges de crimes de guerre et de crimes conte l’humanité pesant sur Gbagbo ait été reportée au 13 août (à la demande de ses avocats), la tension n’est pas près de retomber dans le pays. Les partisans de Gbagbo et ceux de Ouattara continuent de se regarder en chiens de faïence. Le parti de Gbagbo a rejeté les accusations de coup d’État et porté plainte pour diffamation. Le dialogue politique, déjà timide, n’existe pratiquement plus. La réconciliation nationale s’éloigne. Le pouvoir, qui a besoin de paix et de sécurité pour déployer son programme économique et social, parviendra-t-il à enrayer la spirale de la peur et à éloigner le spectre d’une nouvelle rébellion qui point ?
Les résultats de la grande opération militaire de ratissage de l’Ouest, lancée le 15 juin par l’armée et les forces onusiennes, constitueront un bon indicateur de la suite des événements.