Pendant combien de temps le calme peut-il régner au Soudan du Sud ? La question est sans réponse, et elle le demeurera tant que les deux principaux chefs politiques, le président Salva Kiir et son vice-président Riek Machar, continueront leur guerre personnelle pour l’exercice d’un pouvoir qu’ils ne peuvent tolérer de partager.
Les affrontements qui ont éclaté entre le 8 et le 11 juillet dernier ont démontré, une fois encore, combien le traité de paix signé le 26 août 2015 par les deux frères ennemis est fragile. Ce sont des combats à l’arme lourde qui ont eu lieu à la périphérie de Juba, la capitale. Le bilan est très lourd : plus de 300 morts, dont deux Casques bleus chinois, et près de 60 000 civils qui ont fui dans le désordre devant les chars et sous le feu d’hélicoptères de combat, tandis que des fusillades intenses rendaient les rues impraticables. La première des conséquences politiques de cette bataille est que le vice-président Riek Machar a repris le maquis. Nul ne sait, actuellement, s’il est même encore sur le territoire sud-soudanais.
La seconde conséquence a été la décision, prise le 5 août lors du sommet de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad) (1), de mettre sur pied une force régionale. L’Éthiopie et le Kenya, ainsi que le Rwanda, ont déjà affirmé leur volonté d’y engager des soldats. Il est d’ores et déjà acquis qu’elle sera dotée d’un mandat plus robuste que la Mission des Nations unies au Soudan du Sud (Minuss). En revanche, la question financière est encore à l’étude.
Le président Salva Kiir a accepté du bout des lèvres le principe de cette intervention, et uniquement dans la mesure où elle sera une force exclusivement interafricaine. De toute évidence, ce n’est pour lui qu’une façon de gagner du temps et de montrer une apparence de bonne volonté dans la pacification de ses relations avec Riek Machar, qu’il est loin d’avoir dans la réalité. Il aimerait bien plutôt avoir les coudées franches et régler ses problèmes lui-même, tout seul et manu militari, certain qu’il est de sortir vainqueur d’une guerre ouverte contre les rebelles de Machar.
Salva Kiir demeure également hostile à la présence des 12 000 Casques bleus de la Minuss. Dans les couloirs du Centre de conférences d’Addis-Abeba qui accueillait le sommet de l’Igad, il claironnait à qui voulait l’entendre que son pays ne serait jamais un « protectorat des Nations unies », allusion à peine voilée à la situation de la Somalie voisine. De toute façon, la Minuss ne brille pas par son efficacité : elle s’est révélée totalement incapable non seulement de prévenir, mais aussi d’enrayer les combats de juillet. Or, ce n’était pas la première fois que des heurts éclataient. Depuis 2013 et le début de la rébellion de Riek Machar, les cessez-le-feu arrachés de haute lutte par les médiateurs ont maintes fois volé en éclats. En avril dernier, lorsque Machar avait accepté de quitter la clandestinité et de rentrer à Juba pour être réinvesti dans ses anciennes fonctions, il avait âprement négocié le fait de conserver une importante garde prétorienne, ainsi que des moyens militaires considérables. Un signe de méfiance qui aurait dû alerter les stratèges…
Quant aux médiateurs, ils sont apparus comme tétanisés par le surgissement et l’ampleur de la bataille : le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, a enjoint les deux protagonistes à « faire le maximum pour contrôler leurs forces respectives et mettre fin d’urgence aux combats », tandis que le président de la Commission de surveillance et d’évaluation de l’accord de paix du 26 août, l’ancien chef de l’État botswanais Festus Mogae, appelait à une « mise en œuvre immédiate » de cet accord. Enfin Hailemariam Desalegn, premier ministre éthiopien et président en exercice de l’Igad, constatait benoîtement dans un communiqué que « certains éléments indisciplinés souhaitent revenir sur leurs engagements en faveur de la paix ». Beaucoup de paroles diplomatiques, peu d’efficacité. Mais que faire ?
Lorsque, le 9 juillet 2011 le Soudan du Sud est devenu le 55e et plus jeune pays d’Afrique, les Africains dans leur ensemble et les Occidentaux étaient convaincus que la paix allait enfin s’installer dans la région. Ils avaient craint plus que tout que la zone « grise » constituée par la Somalie, qu’ils savaient traversée, voire tenue, par des terroristes de toutes obédiences, ne s’étende à ce territoire riche en puits de pétrole, et donc en ressources financières. Depuis 1955, le pays n’avait connu que onze ans de calme relatif.
À la signature de l’accord de paix, la guerre entre le Nord et les indépendantistes du Sud avait au total provoqué 2,5 millions de morts et 4 millions de déplacés, essentiellement sud-soudanais. À cette époque, Riek Machar et Salva Kiir s’entendaient bien. Ils avaient lutté côte à côte contre Khartoum et avaient joué un rôle politique de premier plan après la mort de John Garang, leader de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) et figure charismatique de la rébellion sud-soudanaise – bien que se battant pour un Soudan uni, avec des droits reconnus pour les populations du Sud. Ils se retrouvaient tous les deux à la tête d’un pays relativement homogène sur le plan de la population, bien décidés – disaient-ils – à le mener sur la voie du développement.
Les Occidentaux, et les Américains en premier lieu, qui avaient beaucoup misé sur cette indépendance du Sud pour pouvoir contrôler sa production pétrolière, le pensaient… Deux ans plus tard, Kiir décidait d’écarter son frère d’armes du pouvoir, le soupçonnant de vouloir lui prendre sa place. Furieux, Machar entrait en rébellion.
L’enjeu, pour chacun des deux hommes, est donc politique, mais aussi financier. En effet, outre les revenus du pétrole, en baisse ces dernières années (2), le Soudan du Sud bénéficie, en tant qu’État nouvellement créé, d’une aide internationale particulièrement généreuse. Une manne : certains spécialistes de la région affirment que les détournements de fonds par l’élite au pouvoir atteindraient quelque 5 milliards de dollars…
C’est pourquoi il ne faut pas s’y tromper : la guerre qui déchire le Soudan du Sud n’est pas une guerre « ethnique ». Certes, Riek Machar est nuer et Salva Kiir est dinka, et les deux communautés culturelles se jettent l’une sur l’autre avec un acharnement que l’on pourrait interpréter comme une haine ancestrale et inextinguible. Mais en réalité, elles sont largement instrumentalisées par leurs dirigeants. Lorsque les Nuer – ou les Dinka – sont appelés à défendre leur chef menacé, la mécanique solidaire traditionnelle se met immédiatement en marche et tous se lèvent comme un seul homme.
Il faut ajouter à cela l’influence discrète mais efficace du Soudan, qui n’a toujours pas digéré cette partition territoriale l’ayant privé de ses puits de pétrole. Il n’hésite donc pas à attiser les braises, si ce n’est ouvertement, du moins par intermédiaire, notamment dans la région frontalière du Kordofan ou du Nil Bleu. Du coup, le Soudan du Sud agite lui aussi en sous-main la rébellion contre Khartoum dans le Darfour. Une situation inextricable, dont la population paie comme toujours le prix du sang.
(1) Instance sous-régionale qui regroupe l’Éthiopie, Djibouti, le Kenya, la Somalie, les deux Soudans et l’Ouganda.
(2)De 329 000 barils par jour en 2011 à 165 000 actuellement.