On l’a maintes fois vu sur les plateaux télévisés répéter inlassablement les chiffres hallucinants de la faim dans le monde, véritable « assassinat » organisé par le « capitalisme prédateur » et ses spéculateurs, qui devraient « être jugés pour crime contre l’humanité ». À 79 ans, Jean Ziegler n’en finit pas de s’étrangler de colère devant les injustices du monde érigées en système dominant. Loin du grand-père bonhomme converti aux valeurs actuelles, au motif qu’il faut bien vivre avec son temps. Le verbe haut, l’estocade directe, le style assassin, l’universitaire et politicien porte ses coups, depuis plus d’un demi-siècle, contre ceux qui organisent la misère des peuples et des États du Sud, dans le seul but de faire déborder par milliards leurs comptes en banque, naguère suisses, aujourd’hui dispersés dans quantité de paradis fiscaux…
Un indigné comme on dit aujourd’hui, certes. Mais beaucoup plus : un véritable croisé contre la domination, intellectuel engagé, militant de terrain et politicien mouillant la chemise, qui ne s’embarrasse pas de subtilités dans ses prestations télévisuelles, pilonnant ses arguments à la grosse Bertha. Au risque, parfois, d’un discours caricatural, de fréquentes erreurs chiffrées et de petits arrangements avec les faits, repris avec une joie mauvaise par ses adversaires.
Mais pourquoi donc le Jean Ziegler des plateaux est-il si différent du Jean Ziegler des tribunes, fin et ouvert à la confrontation d’idées dans ses cours, avec ses contradicteurs, mais aussi en privé ? Pourquoi cet homme qui a toujours eu le courage de s’exposer politiquement et médiatiquement, jouissant d’une large reconnaissance académique, ami avec un nombre impressionnant de responsables politiques de par le monde, continue-t-il à prêter le flanc, par ses imprécations « gauchistes », aux attaques violentes qui n’auront cessé d’émailler son parcours ? C’est ce contraste qui a poussé le journaliste Jürg Wegelin, autrefois son étudiant, à vouloir en savoir plus sur la vie du Suisse le plus connu à l’étranger après le champion de tennis Roger Federer.
Le pari n’était pas gagné : Jean Ziegler avait déjà décliné deux projets de biographie et ne voyait guère l’intérêt de se mettre à nu quand le combat politique contre la misère planétaire importe tant et accapare tout son temps. L’homme accepta néanmoins l’initiative de Wegelin qui, du reste, reconstitua son itinéraire en s’appuyant en grande partie sur les témoignages de gens l’ayant côtoyé. Une démarche fort utile car Ziegler, dont la vie bien remplie n’est évidemment pas consignée dans le moindre détail dans son cerveau, est aussi réputé pour « transformer en fiction historique certains souvenirs d’enfance diffus », selon les dires d’un proche.
Le politicien radical ne souhaitait pas non plus forcément reparler de certaines périodes révolues de sa vie, assimilées à des « péchés » de jeunesse. Non qu’il veuille les cacher, mais parce que le continuum de son parcours d’homme révolté à gauche date de sa vie de jeune adulte. Il aura fallu, pour cela, que Ziegler opère dans ses premières années une triple conversion : du protestantisme au catholicisme, de la langue allemande à la langue française, de la droite conservatrice au « marxiste libertaire ». Des ruptures fondatrices qui ont autant défini que forgé un caractère et orienté une « vie de rebelle », comme le titre l’ouvrage de Wegelin.
Qui aurait cru que le pourfendeur du capitalisme avait servi, adolescent, dans une organisation de jeunesse militaire, les Cadets de Thoune, la ville où il grandit ? Qu’il fut pendant plusieurs années membre la Zofingia, une association étudiante très conservatrice, même si, déjà, sa rébellion s’exprimait diffusément ? Issu d’un milieu bourgeois – son père est président de tribunal –, il adhère d’ailleurs pleinement, à l’époque, aux valeurs traditionalistes de son milieu. De même, hormis en Suisse alémanique où il naquit et grandit, qui se souvient que Jean fut prénommé Hans à l’état civil ?
C’est à Paris, où il séjourne pour parfaire ses études de droit dans les années 1950, que tout se dénoue : Ziegler fait un stage à Emmaüs, découvre la misère sociale, la domination coloniale et la sociologie, devient proche de l’abbé Pierre et de Jean-Paul Sartre. Le premier, homme admirable, le convainc que le protestantisme rigide n’est pas pour lui, au contraire du catholicisme. Le second lui fait découvrir le marxisme, qu’il ne reniera jamais comme explication du monde, la militance – il porte bien des valises pour le FLN algérien – et l’aide à publier ses premiers écrits en français. Ziegler découvre aussi le cosmopolitisme du Sud dans la capitale française et est avide de mieux connaître les sociétés qui réclament leur indépendance.
Il est surprenant que voir que l’étudiant alors totalement inconnu, fréquente déjà de futurs prix Nobel de la paix ou de littérature : Sean McBride, alors secrétaire de la Commission internationale des juristes, auprès duquel il fait un stage ; Elie Wiesel, journaliste peu fortuné, son colocataire à New York ; Gabriel Garcia Marquez, qui créé une agence de presse cubaine après la révolution, dont il devient le correspondant suisse. Et Sartre, bien sûr, son maître à penser, qui refusera le Nobel de littérature en 1964.
Ziegler a commencé une vie de globe-trotter qui ne s’arrêtera plus. Son choix, du reste, est fait : il préfère définitivement la sociologie du développement à la robe d’avocat. Ses premiers chocs sont pour Cuba, Fidel à qui il restera indéfectiblement fidèle, et le Che, qui le refuse dans les rangs des guérilleros. Mais surtout, le Congo belge, où il est l’assistant de l’envoyé spécial de l’Onu de 1961 à 1963. Le jeune homme de 27 est bouleversé par les massacres post-coloniaux et les enfants qui meurent de faim. Il en conçoit un sentiment terrible d’impuissance, mais aussi de gêne de figurer parmi les privilégiés qui ne le quittera jamais. Il en rapporte ses premiers livres, dont une Sociologie de la nouvelle Afrique remarquée. La passion pour l’Afrique ne le quittera plus jamais. À tel point que son ami Régis Debray le qualifie de « nègre blanc ».
Emporté par son combat passionnel, Ziegler tire dorénavant à boulets rouges sur le système capitaliste qui génère l’injustice. Son premier « livre de combat », Une Suisse au-dessus de tout soupçon, sur le rôle de « receleur » de son pays grâce au secret bancaire, devient un best-seller (plus d’un demi-million d’exemplaires vendus !) et lui vaut haines féroces, calomnies, injures et menaces de mort. Mais aussi la reconnaissance médiatique, bien avant celle universitaire, qui pâtit de son franc-parler et de ses manières peu académiques. Comme dans ses écrits, il s’autorise la subjectivité et tire bien souvent plus vite que son ombre. Ses imprécisions le desservent, mais le problème de fond est toujours juste. Et les contre-arguments de ses adversaires sont encore plus fantaisistes et à l’emporte-pièce que les siens, la sincérité et le sens de la justice en moins.
Jean Ziegler aura à batailler très rudement, à chaque fois soutenu par des foules de soutiens anonymes ou célèbres, pour s’imposer : à l’université, où on lui refuse le titre de professeur titulaire en sociologie du développement avec des arguments particulièrement spécieux. Devant les tribunaux, où ceux qu’il met en cause dans ses livres lui réclamaient jusqu’à 6,6 millions de francs suisses. Une dette non encore apurée. Au Parlement fédéral où, il a élu du Parti socialiste faut de mieux (la « Croix-Rouge du capitalisme », le définit-il) pendant vingt-huit ans, qui est pour lui une tribune formidable. Il y rudoiera ses détracteurs sur des sujets qui fâchent, mais aussi ses camarades de parti par son indiscipline congénitale. À l’Onu, la « terreur des puissants » a accepté d’être nommé rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, puis membre du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme. Le sentiment, pour lui, d’être dans une camisole de force, même s’il adore aller à la rencontre de M. Tout-le-Monde sur le terrain, et si son art de la diplomatie et, surtout, son réseau impressionnant, font merveille.
Jürg Wegelin ne cache pas son admiration pour son sujet, auteur de trente livres presque tous passionnants. Cela ne l’empêche pas de raconter sans complaisance, avec clarté, simplicité, et parfois quelques vérités que l’intéressé préférerait ne pas entendre, le parcours de celui qui est toujours de tous les combats contre les dominations : Jean Ziegler, un vrai rebelle, et notre collaborateur depuis toujours.
Jean Ziegler, la vie d’un rebelle, Jürg Wegelin, Éd. Favre, 176 p., 19 euros.