En 1992, le Département des opérations de maintien de la paix (DPKO, selon l’acronyme anglais, couramment utilisé) est créé au sein des Nations unies (NU) sous l’impulsion du secrétaire général de l’époque, l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali, diplomate formé à l’Institut d’études politiques de Paris qui deviendra président de l’Organisation internationale de la Francophonie. Avec l’implosion de l’Union soviétique, le système de la gouvernance mondiale n’est plus entravé par les contraintes du bipolarisme et connaît un élan extraordinaire. Il se complexifie et s’articule avec le développement de nouvelles instances supranationales qui s’imposent dans la régulation des conflits et la gestion des crises. Acteurs majeurs du processus, les trois pays occidentaux (États-Unis, France et Grande-Bretagne, les Permanents Three), qui figurent parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et dont les appétits se sont aiguisés avec la disparition du géant soviétique.
Dans ce contexte dynamique, l’avènement du DPKO n’est pas anodin. Il s’inscrit dans la doctrine naissante de la diplomatie préventive, dont Boutros-Ghali est l’artisan officiellement reconnu. Le processus de réforme non déclaré des Nations unies va radicalement modifier la nature des interventions militaires sous mandat de l’Onu. Depuis, et mis à part son premier patron, Kofi Annan, le DPKO sera dirigé par des diplomates français. Étape fondamentale de la restructuration in fieri, l’Assemblée générale des NU adopte en 2005 le concept de responsabilité de protéger en escamotant les clauses restrictives sir l’usage de la force fixées par la Charte des Nations unies, sanctionne le droit d’ingérence et signe l’arrêt de mort de la souveraineté nationale.
Des aspects saillants de cette problématique sont affrontés dans l’ouvrage de Gabriel Amvane, ancien attaché à la mission permanente du Gabon auprès des Nations unies. Ils concernent la dynamique des relations inédites qui vont s’établir sur le plan international dans la gestation de ce nouvel ordre mondial. Celui-ci progresse vers une forme de souveraineté supranationale qui passe par la captation des élites locales et des pouvoirs régionaux. Elle est nécessaire en cas d’intervention militaire autorisée par le Conseil de sécurité et lui sert de légitimation même quand sa contribution sur le plan opérationnel est purement de façade.
La Mission internationale de soutien au Mali (Misma) sous conduite africaine, mise en place par les pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, totalement inefficace sur le plan militaire, a été l’une des pièces indispensables d’un dispositif où les troupes françaises de l’opération Serval sont le fer de lance. Dans ce sens, le travail généalogique de Gabriel Amvane est pertinent : « Le début des années 1990 a été marqué par des événements qui ont changé les rapports entre l’Onu et les organisations régionales de manière générale. C’est la fin de la guerre froide. C’est à ce moment que la question du renforcement de la coopération entre l’Onu et les organisations régionales dans le domaine de la paix et de la sécurité s’est posée […] Dans les années 1990, l’Onu propose de resserrer la coopération avec les organisations régionales… en particulier l’Union africaine. »
La première partie de son ouvrage (« Rapports classiques des articles 52 et 53 de la charte des Nations unies ») évoque les principes de base qui président à la conception, l’adoption et l’application sur le terrain des opérations de maintien de la paix. D’une manière significative, ce concept est pourtant absent dans ladite Charte, comme Amvane le souligne.
À cet endroit, l’auteur développe un excursus historique important : on y apprend que le respect des règles dictées par la lettre fondatrice est en réalité une option, et les exceptions sont légion. Notamment lorsque le feu vert de du Conseil de sécurité devrait être le préalable sine qua non pour des actions offensives menées par des organismes régionaux. Les cas du Liberia (1990), de la Sierra Leone (1997) et de la Guinée-Bissau (1998) sont notamment cités. La fréquence des abus dévoile un glissement constant vers des arrangements orchestrés selon les rapports de force.
L’idée de « partenariat mondial », qui fut à la base de l’Onu, est désormais révolue, et le fonctionnement de l’Organisation est davantage tributaire des intérêts stratégiques des Permanents Three que de ses sacro-saints principes. Amvane cite en exemple le cas de la présidentielle controversée de 2010 en Côte d’Ivoire. Le Conseil de sécurité proclame vainqueur Alassane Dramane Ouattara « alors que la certification des élections relevait de la compétence du représentant spécial du secrétaire général conformément à la résolution 1765 ».
Les contradictions peuvent se manifester entre les diverses compétences, de même que les rivalités plus au moins souterraines entre les grandes puissances dans les hautes sphères de la machine onusienne. Les plus explicites concernent, dans certaines situations, une opposition de vision entre l’Onu et l’UA. Comme dans le cas du Darfour, où la Cour pénale internationale (CPI) demande l’arrestation du président soudanais Omar al-Bachir. « L’Union africaine préfère donner une plus grande importance au retour de la paix et demande alors une suspension du mandat d’arrêt de la CPI. » Ou dans le cas de la Libye, où « la divergence était encore plus forte et visible. Le CS autorise le déploiement d’une force multinationale dans ce pays alors que l’UA de son côté recherchait plutôt une solution politique au différend qui opposait le Guide libyen à la rébellion partie de Benghazi », écrit encore l’auteur. Dans les chapitres suivants, il souligne ainsi : « Les États africains ont parfois leurs propres conceptions et méthodes de règlement des conflits. En général, on privilégie la réconciliation et le dialogue. »
D’ailleurs, dans sa première résolution de novembre 1963, l’ancienne Organisation de l’unité africaine, dont l’UA est issue, n’avait-elle pas affirmé « l’impérieuse nécessité de régler par des voies pacifiques et dans un cadre strictement africain tous les différends entre États africains » ? Ce qui n’a pas été et n’est toujours pas le cas.
Les Rapports entre l’Onu et l’Union africaine en matière de paix et de sécurité sur le continent africain, Gabriel Amvane, Éd. Publibook, 116 p., 22 euros.