En juin 1994, l’abbé Wenceslas Munyeshyaka se promenait armé, pistolet à la ceinture et gilet pare-balles, entre les bâtiments en brique rouge de sa paroisse de la Sainte-Famille, à Kigali, au Rwanda, pendant l’extermination des Tutsi. La nuit tombée, ce prêtre « à l’allure de matamore », selon l’un des témoins présents, organisait les interventions, dans les lieux de culte, des miliciens Interahamwe, fer de lance du génocide. Ceux-ci massacraient leurs victimes dans la foule de gens traqués qui croyaient trouver dans l’église un abri sûr.
Condamné à la prison à vie par contumace par la justice rwandaise en 2006, le père Wenceslas célèbre librement baptêmes et mariages dans l’Hexagone. Il y a débarqué en automne 1994, grâce à des complicités au sein de l’Église catholique, et est en attente d’un jugement qui tarde à venir. En 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour les lenteurs de la procédure judiciaire visant le curé, qui fait aussi objet d’un mandat d’arrêt du Tribunal pénal international pour le Rwanda pour viol et génocide.
Le gynécologue Sosthène Munyemana, lui, est connu comme « le boucher de Tumba » où, en 1994, il coordonnait les paysans armés de machettes qui faisaient la chasse aux Tutsi. Selon des dizaines de témoins, il a aussi « tué de ses propres mains ». Aujourd’hui, il exerce ses fonctions à l’hôpital de Villeneuve-sur-Lot, en France, malgré sa mise en examen en décembre 2011 pour génocide et crime contre l’humanité. En octobre 2010, une demande d’extradition vers le Rwanda avait été refusée par les juges de Bordeaux. Le docteur se présente comme une victime du régime en place au Pays des mille collines – le même qui arrêta le génocide et reconstruisit à partir de rien une nation alors constituée de fantômes et de squelettes. Un comité de soutien pour le disculper a été fondé en 1995 par un ancien médecin de l’armée française. Dans les rangs de ses défenseurs, le tristement célèbre « journaliste d’enquête » Pierre Péan, celui qui, dans son ouvrage Noirs fureurs, Blancs menteurs, avait défini les Tutsi comme l’une des races « parmi les plus menteuses sous le soleil ».
Emblématiques, les cas de l’abbé Munyeshyaka et du docteur Munyemana ne sont pas les seuls qui illustrent les faveurs accordées par les autorités françaises aux responsables de la tragédie rwandaise. Avec une prose aussi efficace que lyrique, une rigueur d’analyse et de documentation, Maria Malagardis, écrivaine et journaliste à Libération, les relate dans son livre Sur la piste des tueurs rwandais, paru en fin 2012 (1). Au cœur du récit, mi-essai historique, mi-enquête, l’action menée par un couple franco-rwandais, Alain et Dafroza, pour débusquer et faire juger ces réfugiés atypiques et sous haute protection.
En prologue, une citation tirée de Murambi, le livre des ossements, du Sénégalais Boubacar Boris Diop : « Ce qui est arrivé au Rwanda est, que cela vous plaise ou non, un moment de l’histoire de France au xxe siècle ». « Cette histoire se joue en France, confirme l’auteure, et la France a du mal à regarder en face son histoire, comme celles de l’Algérie et de Vichy nous l’apprennent. D’ailleurs, il y a des similitudes, une sorte de continuité entre tous ces événements. »
Un refus constant d’assumer ses propres responsabilités, à cause duquel, selon l’historienne Barbara Lefebvre citée par Maria Malagardis, la France est devenue « le centre nerveux de la nébuleuse négationniste rwandaise ». Logiquement, la mue de la « patrie des droits de l’homme » en terre d’asile des exécutants des crimes n’est que l’un des aspects, prolongé dans le temps, de l’alliance nouée à l’époque avec le régime d’où ces derniers sont issus.
Cette liaison inscrite dans la durée a des effets néfastes dans toute la sous-région des Grands Lacs. « Le drame du Kivu est une conséquence directe du génocide de 1994, nous explique Maria Malagardis. À partir de la zone Turquoise sous contrôle des militaires français, on a aidé les génocidaires à s’installer dans l’Est de la République démocratique du Congo et à se réorganiser juste en face de la frontière avec le Rwanda. On a établi un kyste qui a définitivement déstabilisé cette région. »
* Sur la piste des tueurs rwandais, Flammarion, 320 p, 21 euros.