Deux femmes, Habiba, la mère, et Basma, la fille, s’affrontent dans un face-à-face d’une violence extrême. L’enjeu est de taille. Il s’agit ni plus ni moins d’amour maternel. La fureur de Basma se nourrit de la frustration et de la douleur engendrées par la carence affective. Refusant le rôle de femme-douleur octroyé par une société oppressive, Habiba a fui tout à la fois son mari et son pays, y abandonnant sa fille. Comme possédée, Basma lui assène en boucle des sourates invoquant le Jugement dernier.
Mais qu’est-ce que cet amour maternel sacralisé dans toutes les cultures et cause de tant de malentendus ? Une supercherie ? Un mythe ? Habiba la rebelle s’insurge : « Comment sortir du schéma de l’amour sacrificiel imposé comme seul valable ? » Humiliée par l’agression de sa fille, elle est comme après un viol, en état de choc, prétexte à un retour sur son passé.
Avec Le Chaos de la liberté (1), Halima Hamdane signe son deuxième roman après Laissez-moi parler (2006). Le rapport mère-fille est l’occasion pour l’auteure d’une incursion dans la société traditionnelle marocaine dont elle est issue. Un monde dans lequel « les hommes fixent les règles et enferment les femmes [….] Un monde étriqué où le paraître fait office de loi ». Un monde où l’homme assoit sa puissance sur la peur, la tyrannie de la hchouma – la honte – qui trace « le chemin d’obéissance ».
Habiba a figé dans sa mémoire les corps prématurément vieillis des femmes au hammam, « aire de défoulement, de confidences, d’échanges de recettes pour séduire l’homme ou l’assassiner. » Dans sa famille comme dans toutes les familles ferventes musulmanes, on ne parle ni de désir, ni de plaisir, des notions interdites circonscrites par le père aux seules évocations du poète mystique Omar Khayyam et à la voix exaltée d’Oum Kaltoum. Élevée comme un garçon par son père, Habiba a le goût du foot, de la chasse aux oiseaux et celui de la lecture acquis dans la librairie paternelle, lieu de passion et de rencontre. Père et fille sont complices tandis que la mère, analphabète, soumise à la volonté du mari et à la tyrannie de ses enfants, est en butte au mépris de sa fille. À l’internat, Habiba découvre le théâtre et l’amour. Mais sa quête de l’amour fusionnel se heurte aux convenances. Une déception amoureuse la pousse à accepter un mariage sans amour.
Avec une parfaite maîtrise des procédés scéniques du monologue et du soliloque, à laquelle la prédispose son talent de conteuse, Halima Hamdane dit la déchirure, le tumulte intérieur. La petite voix « qui traque les moindres balbutiements de liberté » lui parle de désirs, lui souffle que son corps lui appartient et que la jouissance n’est pas l’apanage des hommes. Elle l’incite à refuser l’obéissance, l’abandon, l’abnégation. Mais une autre petite voix, accusatrice celle-ci, lui chuchote la honte, la peur, la culpabilité. Comment alors être à la fois mère, femme, amante, séductrice, respectée et indépendante ?
Que ce soit par le dialogue mère-fille sur l’identité et l’assimilation, que ce soit sur des sujets tabous comme la jouissance des femmes ou le viol conjugal, Halima Hamdane fait parler les femmes sans entraves. Son écriture est courageuse et salvatrice.
(1) Le Chaos de la liberté, Halima Hamdane, préface de JMG Le Clézio, Éditions le Grand Souffle, 2012, 12,80 euros, 195 p.