À cet âge des années 1950, Claude est confronté à la violence. D’abord celle d’un amour : la petite grande Annie a 14 ans et en fait presque 18, tandis que lui est un grand petit, juste haut d’un mètre soixante-sept. Puis celle de 1954 qui amène l’Algérie à son indépendance. Il nous raconte alors son pays de cœur et d’origine, nous parle de tous ces gens amoureux et meurtris qui n’arrivent pas à saisir le bien dans ce mal qui les entoure, fût-il salvateur. Dans son uniforme de sous-lieutenant, il prend bientôt la vie comme elle vient avec tout ce que cela suppose d’affronts. « La nouvelle règle en vigueur, c’était qu’on était ennemis », constate-t-il, avant de finir par tuer comme dans les films. Après vingt-sept mois d’une guerre sans nom qui font « d’un homme un demeuré », une profonde déchirure l’opère de l’intérieur. De l’Algérie à la France, de Philippeville (aujourd’hui Skikda) à la Provence, ses copains, son métier, sa femme lui servent de fils à repriser ses douleurs.
Marie-Christine Saragosse – qui a quasiment l’âge de l’indépendance algérienne – livre dans son Temps ensoleillé avec fortes rafales de vent un témoignage bouleversant de ces pieds-noirs dont la vie, comme suspendue entre ciel et terre, finira par suivre le chemin de la brise et de la braise. Cette espèce de prévision météorologique annonce d’emblée une mauvaise fin, forgée dans le feu des armes et les tempêtes fulgurantes de souvenirs déjà lointains. Le temps est d’ailleurs le point central du récit : entre le passé qu’il laisse derrière lui et le futur qu’il voit mal, Claude aura peine à figer son présent. « Quand on est heureux, il faut prendre tout son temps. Chaque “tiens” que j’ai pris dans ma vie m’a fait oublier les “tu l’auras” qui ne sont pas venus. » Quand bien même…
Avec un « je » tendre et attendrissant, Marie-Christine Saragosse relate la vie en vrai du premier pied-noir qui compte et qui a accompagné ses pas, son papa. Sous ce Claude masculin-féminin équivoque, elle aura appris à parler non pas simplement comme son père, mais avec son père en dedans. La révolution algérienne se confond avec la sienne : sans valise ni cercueil, la famille Tolède choisira de rester sur cette terre qui a poussé avec elle, vivant chevillée au sol jusqu’en 1964, date à laquelle elle décide de « rentrer » en France. Avec tout ce que cela porte de renoncement et d’amputation. « La météo d’une vie humaine », dira l’auteure, prise dans les tourbillons et les aléas de son histoire.
L’Algérie indépendante a eu ses cris de joie, mais pas seulement. L’indépendance ici crée la dépendance là-bas, l’obligation de se relire, de se revivre, de se cicatriser. Avec, pour point d’accroche, cette Méditerranée qui a le même goût de sel, mais aux saveurs si différentes. Les pieds-noirs seront parmi les mal-aimés de cette guerre et finiront sans identité ou surétiquetés, d’un bout de mer comme de l’autre. Ils ont toujours eu une réconciliation de retard, avec l’Algérie, avec la France, avec eux-mêmes. Il leur a manqué des mots. C’est sans doute cette absence de verbe qui fera perdre la voix au héros du récit.
Ce premier roman vient distiller une histoire personnelle qui a eu besoin de cinquante ans pour se révéler, signe de la profondeur de l’écorchure. L’auteure n’avait d’ailleurs pas prévu de publier. C’était juste pour elle une manière de mettre de l’encre sur une page évidée ou longtemps tue. « Nous nous sommes tant “haimés” », dit Claude en parlant de ses amours. Avec ce livre de l’exil – mais un exil digne, choisi –, Marie-Christine Saragosse rappelle que les liens entre ses deux pays, s’ils sont encore fragiles aujourd’hui, exacerbés parfois, restent indéfectibles. Elle tend un pont entre deux terres. Son écriture est prenante, vive, érectile, comme l’homme que, le temps d’une rafale, elle a su si bien devenir…