Après son best-seller de 2007, Les Prisonniers de la haine, Venance Konan recourt à nouveau à la fiction, dans un roman burlesque et tragique à la fois, pour mieux saisir les mutations vécues de son pays, la Côte d’Ivoire – jamais nommée et toujours présente. Un récit foisonnant, où il confirme son genre favori : la dérision, maniée avec mordant et lucidité. Un style qui n’est pas sans rappeler la démarche du grand écrivain ivoirien Ahamadou Kourouma.
On retrouve sans mal les protagonistes de l’histoire trouble des dix dernières années, notamment depuis la tentative de coup d’État de 2002, la partition du pays qui s’en est suivie et la réconciliation avant la crise électorale, dont on devine l’issue catastrophique. Sous les traits de Lasso, étudiant propulsé, depuis son séjour oisif à Paris, leader fantasque de la rébellion, on décèle la figure de Guillaume Soro, superposée à celle de certains des commandants de zone du nord du pays, au profil douteux.
Venance Konan ne ménage personne. Iconoclaste invétéré, il prend un malin plaisir à pénétrer dans les rouages du pouvoir, encombré de profiteurs, d’ambitieux et de prophètes. Le penchant ubuesque de l’auteur s’exprime ici avec toute sa force. Mais il ne se détache jamais totalement du réel. Jusqu’au bout, derrière les traits grossis du « camarade président », on reconnaît les faiblesses et les obsessions de Laurent Gbagbo, alias « le balayeur », dont la mission historique est de balayer l’héritage néocolonial. La fascination pour le pouvoir, et ses oripeaux, de l’ancien opposant socialiste, qui honore de médailles tout visiteur étranger et s’entoure de collaborateurs fourbissant leurs armes dans le pillage consciencieux du bien commun…
Mais derrière des anecdotes savoureuses, nourries par le foisonnement de personnages hauts en couleur – et la chronique judiciaire de ces années –, on perçoit la lutte jusqu’au dernier souffle pour le pouvoir.
Chacun recourt à ses armes et remèdes : fétichismes et gangstérisme chez les guerriers du nord – auxquels il faut apprendre par cœur les raisons de leur combat « contre l’injustice, la xénophobie et pour la démocratie… » – ; pasteurs évangéliques exaltés et apprentis stratèges, au sud. Les deux camps sont courtisés par des « amis » étrangers fort peu désintéressés, dont le « premier camarade du Fakinasso » ou des pays (africains) ayant arraché de juteux contrats. Le tout sur fond de la « drôle de guerre » entre ces frères ennemis, mais aussi de massacres sans but, de chasseurs traditionnels fous, de sorciers tricheurs et d’hommes d’affaires véreux.
La dérision n’empêche ni la consistance des personnages voire la force de leurs sentiments (les figures féminines, victimes et bourreaux, valent le détour) ni la révélation de faits réels peu connus, que l’auteur distille le long du récit. Bref, c’est un roman jouissif et instructif, du moment qu’on ne s’offusque pas du côté décapant et iconoclaste.
Ce roman expose indirectement les mécanismes des dérives de certains régimes : le manque de fermeté sur les principes, un glissement qui se veut tactique face à une conjoncture exceptionnelle, et qui devient banal. Banal comme les discriminations à l’égard des travailleurs étrangers qui deviennent discriminations contre les patronymes nordistes, la xénophobie envers les Blancs – mollement dénoncée –, ou le non-respect de la parole donnée… Une dénonciation de toutes les formes de pouvoir qui n’ont à cœur que leur propre survie.
(1) Le Rebelle et le camarade président, Venance Konan, Éd. Jean Picollec, 2012, 282 p., 18 euros.