« L’Afrique est une femme violée, meurtrie, fouillée dans ses entrailles, excisée deux fois. » Assise face à un public très attentionné d’intellectuels, de militants et de journalistes, Aminata Traoré donne le ton de la discussion qui va suivre. Écrivaine, essayiste, figure de proue du mouvement altermondialiste et ancienne enseignante à l’institut d’ethnosociologie de l’université d’Abidjan, celle qui fut ministre de la Culture au Mali sous la présidence d’Alpha Oumar Konaré s’adresse à l’assistance dans une librairie de la banlieue parisienne (1). Fraîchement arrivée de Bamako, elle s’y est rendue pour la présentation de L’Afrique mutilée, son dernier ouvrage coécrit avec Nathalie M’Dela-Mounier, enseignante-documentaliste et romancière des cultures croisées.
Environ deux mois après l’insurrection armée d’un groupe de jeunes militaires ayant destitué Amadou Toumani Touré (ATT), président d’un pays gangrené par la corruption et menacé de sécession par la rébellion touarègue et les forces d’Al-Qaïda, le Mali est aujourd’hui présenté par la presse internationale et les grands médias comme un pays humilié et divisé. Un angle de la réalité peu contestable, mais imposé comme exclusif, alors que la crise actuelle porte également les germes d’une renaissance populaire, voire d’un véritable sursaut, dont les femmes – auxquelles l’opus est consacré – sont parmi les protagonistes. Car « bien avant les mutins qui ont renversé le régime d’ATT, ce sont les femmes de la garnison de Kati qui l’ont interpellé et acculé, lit-on dans l’avant-propos. Elles lui reprochaient d’envoyer leurs maris et leurs enfants au Nord pour affronter les rebelles du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) sans les moyens requis. »
Les mêmes que le président burkinabè Blaise Compaoré, l’un des médiateurs de la crise malienne, n’a pas daigné convoquer parmi « les forces vives de la nation » à la mi-avril, à Ouagadougou, rappellent les auteures. Il s’agissait de discuter des mesures à prendre pour rétablir l’ordre institutionnel et la souveraineté de l’État malien sur l’ensemble du territoire national. Une attitude emblématique de la gestion internationale des crises, qui ignore systématiquement les causes sous-jacentes des conflits pour perpétuer, selon « une géopolitique du pire », l’instabilité chronique finalement fort commode pour les pays industrialisés avides des ressources du continent.
Défini par Nathalie M’Dela-Mounier comme « un texte poético-politique, écho au livre choral vibrant des mille et une voix de Maliennes debout », L’Afrique mutilée brise le silence des loups qui se positionnent en coulisse et rêvent déjà de faire main basse sur l’or, l’uranium, les hydrocarbures et autres matières premières de la bande sahélo-saharienne.
Avec son écriture caractérisée par une invective lyrique et son courage militant, l’œuvre perce aussi l’épais écran de fumée dans lequel les intérêts occultes avancent déguisés ou par pions interposés. Pendant ce temps, les officines de la déstabilisation fourbissent leurs armes médiatiques de manipulation massive pour fabriquer une opinion publique domestiquée, à laquelle on n’hésitera pas à jeter en pâture tous les opposants du nouveau désordre mondial préventivement diabolisés.
« L’Occident qui s’impose en donneur de leçon de démocratie dans le monde, et particulièrement en Afrique, n’hésite pas à maintenir des foyers de tension qui servent de prétexte pour déstabiliser les régimes », avait déclaré en avril Aminata Traoré à un confrère algérien. La partie positive de cette critique implacable indique aussi des pistes de résistance. Et notamment la recherche d’une stratégie de développement centrée sur les valeurs culturelles et civilisationnelles endogènes, dans l’urgence d’une révolution éthique, où la femme africaine, et notamment malienne, a un rôle majeur à jouer. « Au Mali, explique Aminata Traoré, la crise actuelle est une chance pour prendre conscience que le pays ne s’est jamais développé, ni démocratisé. Et aujourd’hui le peuple commence à dire “non”. » Non aux diktats venus de l’étranger, non à « la violence d’instances supranationales qui n’hésitent pas à briser les résistances et à imposer leur ordre ».
« La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) veut provoquer une guerre civile au Mali. Elle envisage d’envoyer des soldats pour sécuriser la transition… Du jamais vu, alors que le pays est en train d’imploser. Nous avons perdu les deux tiers du territoire national et nous sommes sous tutelle ! », affirme l’ancienne ministre. Elle insiste, reprenant les premières pages de L’Afrique mutilée : « De quel droit vont-ils jusqu’à imposer un embargo total à notre pays, alors qu’ils n’ont pas voulu voir ni empêcher ni même condamner l’agression du MNLA et de ses alliés ? » Et, peut-on ajouter, de quel droit, sinon celui de la force, ont-ils imposé aux Maliens un ancien cacique de l’ancien régime comme président intérimaire, tout en prolongeant d’une manière cavalière et anticonstitutionnelle son mandat expiré, alors qu’une bonne partie de la population n’en voulait pas ?
« Que les chèvres se battent entre elles dans l’enclos est préférable à l’intermédiation de la hyène », dit un proverbe au Sahel. Car les ingérences étrangères sapent la réconciliation nationale nécessaire à toute transition politique. Visiblement, cette réconciliation n’intéresse pas les tenants du désordre mondial, qui ont les yeux rivés sur les richesses de la sous-région. Face au système capitaliste international, écrit Aminata Traoré, « il nous appartient à nous, femmes du Mali et d’Afrique, de démontrer son immoralité, son inhumanité puisque d’une main il pille et, de l’autre, il fait semblant de “protéger” les populations civiles, y compris par des frappes militaires comme en Côte d’Ivoire et en Libye. »
Si la résistance africaine ne peut pas être dissociée de la bataille politico-idéologique, L’Afrique mutilée y apporte une contribution essentielle, lucide et stimulante.
L’Afrique mutilée, Aminata Dramane Traoré – Nathalie M’Dela-Mounier, Taama Éditions, Bamako, 48 p., 6,50 euros.
(1) Folies d’encre, 14, place du Caquet, 93200 Saint-Denis. 01 48 09 25 12.