Avant de poursuivre, un éclaircissement : Donald Trump n’a pas pris la décision de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël seul. Le 5 juin dernier, le Sénat des USA a voté à l’unanimité des présents (dont Bernie Sanders) le transfert de l’ambassade des USA à Jérusalem et sa reconnaissance comme capitale d’Israël – ce qui ne faisait que répéter, quasiment au mot près, les termes d’une résolution sénatoriale américaine votée en 1995. Trump n’a donc fait qu’avaliser ce que le Sénat des Etats-Unis a voté.
Comme c’était à prévoir, l’Iran a adopté une ligne dure contre la décision des USA de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Plusieurs villes d’Iran ont vu des manifestations publiques, à la suite des prières du vendredi, et le président Hassan Rohani et d’autre politiciens se sont fermement exprimés sur la question. Le commandant du Corps des Gardiens de la révolution islamique, le général Ali Jafari, a prévenu : « Qouds (Jérusalem) sera l’endroit où le régime sioniste sera enterré ».
Malgré tout, c’est la réaction turque qui a fait ressembler la situation à un tremblement de terre. Le président Recep Erdogan a employé un langage exceptionnel dans sa réponse, appelant Israël un État « terroriste ». Sa position est importante pour toute une série de raisons. La Turquie préside en ce moment l’Organisation de la coopération islamique (OCI) et a convoqué un sommet d’urgence à Istanbul mercredi. Cela met Erdogan dans le siège du chauffeur.
L’OCI fait traditionnellement des courbettes à l’Arabie Saoudite. Mais le régime saoudien se retrouve en ce moment sur la défensive. La rumeur, dans les bazars, est que le roi Salman et le prince héritier ont fait du pied à Trump et Jared Kushner. Erdogan écoute la rumeur des bazars, de toute évidence. Est-ce que l’OCI va reconnaître Jérusalem comme capitale de l’État de Palestine ? C’est une possibilité.
L’Iran et la Turquie rejettent tous deux l’idée d’un Jérusalem capitale d’Israël. L’Iran a mis en avant une politique de « résistance » alors que de son côté, Erdogan souligne « Nous continuerons notre combat dans les limites de la loi et de la démocratie ». La différence doit être notée – mais les points de convergence doivent l’être aussi.
L’Iran et la Turquie souhaitent depuis longtemps voir la fin de la prééminence saoudienne dans le Moyen-Orient musulman. Aujourd’hui, avec la question de Jérusalem au premier plan, le régime saoudien doit être prudent dans sa coordination avec Israël ou dans sa complicité avec l’administration Trump.
Le régime saoudien est également englué dans son bourbier du Yémen, où il fait couler du « sang musulman ». La pression pour qu’il mette fin à cette guerre va monter. Dimanche dernier, Rohani a posé deux conditions à une reprise du dialogue avec l’Arabie Saoudite : qu’elle cesse de courber la tête devant Israël et ensuite, qu’elle mette fin à la guerre contre le Yémen.
Pour Erdogan, Jérusalem devient une autre plateforme de développement de sa méfiance stratégique envers les USA. Bien sûr, le procès intenté contre lui devant une cour fédérale de Manhattan (pour corruption), destiné à le discréditer, passe désormais au second plan. S’il est poussé dans ses retranchements, Erdogan peut contre-attaquer par une rupture des relations diplomatiques entre la Turquie et Israël, comme il l’a déjà suggéré. S’il le fait, bien sûr, il deviendra une icône de la rue arabe.
De fait, les dégâts infligés au prestige et à la crédibilité des USA au Moyen-Orient ont des implications graves pour leur situation en Syrie. Sans surprise, le président Vladimir Poutine rencontrait lundi Erdogan à Ankara. [A l’heure où nous traduisons ceci, la rencontre Poutine-Erdogan a eu lieu. Selon l’agence gouvernementale russe Tass, après discussion entre les deux chefs d’Etat, la Russie sera présente à la réunion d’urgence de l’OCI en tant que pays observateur, Ndt]
Erdogan est furieux des livraisons d’armes du Pentagone aux milices kurdes. Des officiers de haut rang turcs ont ouvertement menacé les USA de leur donner une leçon cuisante. Ni la Turquie, ni la Russie (ou l’Iran) ne veulent d’une présence militaire américaine en Syrie. Ils peuvent chercher des moyens d’isoler les USA via des discussions à Astana.
Le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a exclu toute perspective d’accès américain – quel qu’en soit le prétexte – à la côté méditerranéenne syrienne. Il l’a dit en toutes lettres vendredi dernier : « Nous n’avons aucun plan avec les USA dans cette région (Idlib) de Syrie. Je pense que c’est totalement contre-productif ». En résumé, jusqu’à quand la présence militaire illégale des USA en Syrie sera-t-elle tolérée ? la Turquie, la Russie et l’Iran en décideront.
La dynamique de pouvoir est sujette à encore plus de changements que prévu, puisque la question de Jérusalem affaiblit les Saoudiens. Paradoxalement, le processus de paix en Syrie tient là sa plus grande chance de succès (tant qu’elle s’accorde avec les positions de la Russie-Iran-Turquie, bien sûr).
Erdogan connecte ouvertement la décision des USA sur Jérusalem à leurs politiques dans d’autres conflits régionaux. Il a dit dimanche, « Les divisions et les problèmes internes du monde musulman ont facilité la prise de cette décision par les USA. Ce qui se passe en Irak et en Syrie existe ailleurs. La Libye, l’Égypte et le Yémen ont également des problèmes graves. Cette décision sur Jérusalem démontre que quelques-uns (lisez les USA et Israël) ont tiré avantage de cette situation. Nous devons être vigilants en tant que musulmans. »
Les pays arabes ont eu tendance à ne soutenir la cause palestinienne que du bout des lèvres. Aujourd’hui, pour la première fois, le leadership passe entre des mains non-arabes (turques et iraniennes), et la Palestine est dorénavant une affaire de musulmans plus que d’Arabes – quelque chose que l’Iran avait toujours souhaité. C’est une transition historique qui souligne la baisse de l’influence saoudienne dans les politiques de la région. De fait, la carte du sectarisme chiite-sunnite devient inutile aujourd’hui : plus question d’isoler l’Iran.
Au bout du compte, la question doit être posée : qui est censé profiter de la décision de Trump sur Jérusalem ? Évidemment, des paroles sont tout ce qu’Israël a obtenu. D’un autre côté, le projet-fétiche d’Israël – le retour sur l’accord iranien – rencontre des vents contraires et peut être mis en sommeil. Et toute intervention d’Israël en Syrie pour y contrer la présence de l’Iran devient presque suicidaire dans une situation aussi tendue.
Erdogan a promis, « Avec la feuille de route que nous allons définir (au sommet de l’OCI), nous allons montrer que la réalisation de cette décision (déménager l’ambassade des USA à Jérusalem) ne va pas être facile du tout. » Il pense ce qu’il dit. Si le plan des Américains était d’obtenir que les Saoudiens ouvrent une voie parallèle et soutiennent le plan de paix de Jared Kushner, Erdogan le fera exploser en plein vol. La Turquie, l’Iran et le Qatar vont de toute évidence soutenir le Hamas comme voix authentique du peuple palestinien.
Trump déteste ête « un loser ». Erdogan dit que le président des USA veut complaire à son électorat de chrétiens évangéliques. Est-ce que cela fait de Trump un « winner » ? Les prochaines élections américaines, en 2020, semblent à des années-lumière d’ici.
Par M.K. Bhadrakumar
Paru sur Asia Times sous le titre How Jerusalem issue plays into Iranian, Turkish (and Russian) hands
Traduction Entelekheia Photo Pixabay : Jérusalem
https://www.entelekheia.fr/question-de-jerusalem-jeu-de-liran-de-turquie-de-russie/