Il fallait s’y attendre : même si elle a donné lieu à des éclairages qu’on n’avait pas coutume de lire dans les médias, la mort de Chavez n’a pas manqué de susciter le même manichéisme épidermique qui a accompagné ses quatorze ans passés à la tête du Venezuela. D’un côté, les commentaires, ultra dominants, de ceux qui n’ont cessé de le considérer haineusement parce qu’il bousculait au plus profond, ne fût-ce que par le discours, l’ordre néolibéral d’un système mondial établi sur la domination ; de l’autre, le lyrisme démesuré de certains de ses partisans, peu enclins à formuler ni entendre la moindre critique du Comandante. Ce n’est certes pas ici que l’on hurlera avec les loups sur la dépouille d’un dirigeant charismatique qui fit énormément pour son peuple et sut tenir tête aux puissances dominantes, étasunienne en tête (voir pages précédentes). Pour autant, on ne s’empêchera pas de faire la part des choses, pour retenir ce qu’il y a de meilleur dans le chavisme qui puisse se perpétuer par-delà son leader, et sur tous les continents.
Les sciences sociales sont certainement la meilleure façon d’y parvenir. C’est pourquoi, parmi quelques livres – (voir encadré) – consacrés à l’expérience de la révolution bolivarienne, nous avons choisi celui dirigé par les chercheurs Olivier Compagnon, Julien Rebotier et Sandrine Revet, Le Venezuela au-delà du mythe. En une douzaine de contributions pluridisciplinaires, résultats d’enquêtes de terrain, les auteurs abordent les aspects les plus marquants de dix ans de chavisme. Une décennie qu’ils font naturellement débuter en février 1999, année où Chavez accède à la présidence par les urnes, après l’élection de décembre 1998. Il y sera reconduit quatre fois à l’issue de scrutins incontestables.
Les chercheurs le reconnaissent : dix ans suffisent pour faire état des ruptures et mutations en cours, mais sont bien insuffisants pour parler de pérennité du modèle chaviste. Aussi s’attellent-ils à déceler, dans les actes posés durant cette décennie par le président vénézuélien, ce qui relève de la rupture ou de la continuité avec le modèle de ces prédécesseurs.
D’emblée, en effet, Chavez parle de « révolution », de « nouveau Venezuela » – qui devient du reste République bolivarienne du Venezuela, rejoignant rejoint l’aspiration au changement radical d’une grande partie de la population. Elle et lui ne veulent plus de l’alliance des sociaux-démocrates et des démocrates chrétiens – connue sous le nom de Punto Fijo – qui domine la vie politique depuis quarante ans, mais qui s’est usée dans les scandales de corruption à répétition, accaparant l’énorme rente pétrolière, tout en pratiquant une certaine redistribution en période faste. Quand les prix du pétrole chutent, Caracas abdique sa souveraineté en faisant appel au FMI et à la Banque mondiale, dont la potion empoisonnée jette dans la misère des millions de Vénézuéliens.
Les premières années du président Chavez sont d’abord « modérées » – il invite l’opposition au dialogue sur le changement de Constitution, qui refuse catégoriquement – et clairement anti-néolibérales. Néanmoins, la loi exceptionnelle pour faire adopter un ensemble de décrets-lois, notamment les lois sur la nationalisation des hydrocarbures, l’augmentation des redevances pétrolières et des taxes sur les bénéfices d’entreprises font voir rouge ses ennemis qui organisent le coup d’État fin 2002 et la grande grève dans les hydrocarbures l’année suivante. Chavez est sauvé par le peuple, radicalise sa position et accélère la transformation révolutionnaire. Sa doctrine devient officiellement celle du « socialisme du xxie siècle » en 2005. L’émergence du modèle chaviste est en route avec une série de nationalisations, dont de sociétés étrangères.
Dès 2003, le Comandante initie les fameuses missions sociales pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion qui a explosé la décennie précédente, mais aussi pour consolider sa base sociale après le coup d’État. La majorité des revenus du pétrole y est consacrée. Directement financées par la société nationale de pétrole, la PDVsa pour éviter les intermédiaires, sous la seule tutelle de la présidence, les missions interviennent dans tous les domaines sociaux : éducation, santé, logement, terres… sous forme de bourses et de services gratuits, rarement en investissement productif, à l’exception des coopératives solidaires. Elles se chevauchent parfois ou ne sont pas toujours présentes partout, peinent à former le personnel, mais répondent aux besoins élémentaires et font spectaculairement reculer la pauvreté.
Pourtant, et on n’a pas manqué de le souligner, l’opacité de leur financement direct, mais, surtout, la grande dépendance à l’égard de la fluctuation des prix du pétrole pose le problème de leur durabilité. D’autant que le gouvernement, durant ces dix ans, a peu investi dans l’entretien des infrastructures et dans la prospection, mettant en péril, à terme, la source même du financement. C’est tout le paradoxe du modèle chaviste : une rupture sociale incontestable, qui repose sur la permanence de la rente pétrolière…
L’autre grande réussite des programmes sociaux est la dynamique participative qu’ils ont induite chez ceux exclus de la vie politique. Femmes, jeunes, vieux, pauvres, qui se sentent enfin pris en compte, s’investissent dans la vie associative et politique. Un formidable bouillonnement de la base, véritable processus de changement, qui répond à la démocratie participative, et non plus seulement représentative, voulue par Chavez. Il essaime même – lentement – dans d’autres catégories sociales, alors que le mouvement indien, vigoureux avant l’ère Chavez, s’étiole sous son régime en ne voulant pas le contrarier.
Cette transformation des pratiques du pouvoir par le bas s’observe aussi à travers les grandes réformes institutionnelles en faveur de la démocratie participative. Dès 2003, le gouvernement Chavez instaure les conseils locaux de planification participative, puis les conseils municipaux que chaque communauté peut constituer à partir d’un certain nombre de familles. Chaque citoyen, à travers des assemblées de citoyens, est appelé à collaborer à la gestion des affaires, devenue un grand thème national. Plus de 30 000 ont vu le jour en dix ans.
Même si, là encore, ils sont directement centralisés par la présidence censée répondre à leurs décisions, génèrent des pratiques clientélistes et se heurtent aux institutions de la démocratie représentative, ils participent au changement structurel dans la façon de faire de la politique au Venezuela. On voit ce que ce véritable empowerment des habitants, encouragé et dépendant de l’interventionnisme d’un État très personnalisé en Chavez, peut produire de contre-pouvoirs qui pourraient provoquer sa chute face à ses contradictions.
L’une des plus éloquentes, qui se pose aujourd’hui avec acuité, réside dans les divisions internes au mouvement chaviste entre modérés voulant consolider les acquis de la révolution bolivarienne, et la ligne dure souhaitant poursuivre la transformation. Une division d’autant plus sourde que Chavez n’a pas vraiment ouvert le débat idéologique sur la nature même d’un modèle très incarné par sa personnalité. La fusion des différents mouvements chavistes au sein du Parti socialiste unifié du Venezuela en 2007, afin d’unifier la ligne, n’a pas tout à fait résolu la question.
On trouvera, dans Le Venezuela au-delà du mythe, bien d’autres domaines abordés, parfois peu traités, comme le paysage religieux sous la révolution ou le commerce des rues à Caracas. Même si manque le thème sur la dimension internationale du chavisme, les autres instruiront avec pertinence tous ceux s’interrogeant sur le devenir de la Révolution bolivarienne.
Le Venezuela au-delà du mythe, sou la dir. d’Olivier Compagnon, Sandrine Revet, Julien Rebotier, Éd. de L’Atelier 2009, 238 p., 19,19 euros.