Le Brésil serait devenu, lit-on un peu partout, un « pays émergent », jusqu’à constituer l’initiale du prestigieux groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud en anglais). Mais son économie et sa société sont toujours traversées par de profondes contradictions et caractérisées par des déséquilibres préoccupants. La marche vers la victoire de Lula, le candidat du Parti des travailleurs (PT), à l’élection présidentielle de 2002, avait soulevé dans les classes populaires des espoirs de changement, vite déçus. La logique du néolibéralisme n’a pas (ou si peu) été enrayée. La présidente Dilma Rousseff, qui lui a succédé en 2010, a-t-elle infléchi la politique économique et défini une stratégie de développement alternative pour le pays ?
Le changement dans la continuité
Plus réservée que Lula, Dilma fut adoubée par ce dernier et la direction du PT pour prolonger la ligne suivie depuis huit ans. Après un début de mandat entaché par des affaires de corruption impliquant plusieurs ministres de l’équipe précédente qui avaient été maintenus et qui furent contraints de démissionner, le programme d’action mis en œuvre par son prédécesseur reprit son cours. Mais, dans un contexte dégradé de crise mondiale, les recettes qui avaient permis d’en contenir les effets désastreux sur l’économie brésilienne et semblé pouvoir redresser le taux de croissance s’avérèrent incapables d’enrayer le ralentissement de l’activité. L’impact de la contraction de la demande extérieure, combiné au recul des produits manufacturés dans les exportations, dégrada les conditions externes de la croissance.
Les politiques anticrise appliquées par le nouveau gouvernement reprirent les méthodes et les outils qu’avait déjà utilisés Lula depuis 2009 – et qui sont aussi ceux mobilisés par les États néolibéraux du centre du système mondial. Les autorités monétaires brésiliennes tentèrent de réactiver le crédit bancaire et appuyèrent les restructurations du système financier, tandis que les finances publiques consentirent des réductions d’impôts et des extensions des programmes d’assistance sociale pour stimuler la consommation domestique des ménages, en la dopant par l’endettement et en y associant jusqu’aux composantes les plus défavorisées de la population. Ni la baisse des taux d’intérêt ni la réactivation budgétaire ne redressèrent l’investissement. Après les 7,5 % enregistrés en 2010 (année de la présidentielle), les mesures anticrise ne parvinrent pas à empêcher la croissance de chuter à 2,7 % en 2011, puis à 0,9 % en 2012.
Au lieu de changer de cap face à ces résultats décevants, le gouvernement retomba dans ses travers : on dorlota une haute finance déjà trop choyée, on prodigua des cadeaux supplémentaires à des « entrepreneurs » peu soucieux du sort de leurs employés et du succès de l’économie nationale, on accentua le rythme des privatisations, on orienta l’État contre les services publics (aides à l’école privée, partenariats public-privé, etc.). Les critiques contre le gouvernement ne pouvaient dès lors que se multiplier. Elles provenaient de l’opposition de la droite traditionnelle devant des autorités manquant de crédibilité aux yeux des marchés financiers et se révélant incapables de redonner un minimum de confiance aux investisseurs, mais aussi d’une gauche frustrée de voir renvoyées sine die ses revendications et contestant le ralentissement de l’augmentation du pouvoir d’achat des salaires réels des travailleurs (en particulier des classes moyennes).
Le piège néolibéral, encore et toujours
La politique économique du gouvernement Dilma s’enfonçait de plus en plus dans un piège. Les taux d’intérêt réels sont trop élevés pour stimuler l’activité, mais leur baisse, prononcée depuis la mi-2011, s’avère inefficace à produire les effets attendus. Car en amont des décisions de la Banque centrale, ces taux sont fortement influencés par ceux fixés par les oligopoles de la finance globalisée qui, en accord avec les autorités monétaires locales, les maintiennent aux niveaux requis pour la poursuite du drainage des ressources du pays, en complément des flux sortants de capitaux liés aux déficits extérieurs et rapatriements de profits sur investissements directs et de portefeuille. Si les bas salaires ont été revalorisés et les programmes d’assistance étendus, le taux d’inflation a tendance à s’accélérer et les gains de productivité stagnent. Le chômage est bas, mais le marché du travail reste très segmenté et marqué par la persistance du secteur informel et de formes de surexploitation du travail.
Au final, même quand la demande tirée par la consommation s’accroît, les capacités d’offre ne suivent pas. Le fort endettement des ménages rend artificielle la croissance et aggrave les déséquilibres internes d’une économie qui, à l’extérieur, reste spécialisée dans les exportations de biens primaires, et dont le taux de change du real gêne la compétitivité. Sans stratégie alternative, le Brésil est enfermé dans le cercle vicieux néolibéral. Le pays se désindustrialise et sa dépendance vis-à-vis des marchés mondiaux s’aggrave. Le poids de sa dette extérieure a certes été réduit à 35 % du PIB, mais les paiements de son service atteignent encore 4,8 %. En juin dernier, l’agence de notation Standard & Poor’s a mis en garde le gouvernement brésilien contre les « contradictions » de sa politique économique, et décidé d’abaisser les perspectives de sa dette souveraine. Sa note est pour l’heure maintenue à « BBB », mais la probabilité de sa dégradation prochaine est forte.
Quel développement ?
Si les inégalités ont diminué depuis quelques années, elles sont encore extrêmement élevées. Les 10 % les plus riches de la population y accaparent près de 45 % des richesses. Au pouvoir, la « gauche » a résolu un dilemme insoluble pour ses prédécesseurs de droite : elle a approfondi la logique de soumission du pays à la finance globalisée, tout en élargissant l’assise électorale de ses gouvernements au sein des classes les plus pauvres, contre lesquelles cette stratégie néolibérale est pourtant dirigée. Une explication de cette « réussite » réside dans le mode de gestion de la pauvreté adopté : « changer la vie » des plus misérables, grâce à des programmes sociaux bien délimités et peu coûteux (comme la Bourse famille), sans toucher aux causes de leur misère, c’est-à-dire en gardant intacts les structures socio-économiques du capitalisme périphérique et les liens l’attachant au système mondial.
Au niveau fédéral, les dépenses d’éducation et de santé ont peu progressé, tandis que celles de logement, d’assainissement et d’« organisation agricole » restent insignifiantes. L’important est ailleurs : les « charges spéciales », correspondant aux flux des services des dettes externes et internes, engloutissent toujours le gros des budgets de l’État fédéral, traduisant la priorité du gouvernement – et les privilèges accordés à la haute finance. Les infrastructures sont nettement insuffisantes et de mauvaise qualité. La demande de main-d’œuvre qualifiée n’est pas satisfaite. Les principaux indicateurs sociaux ne sont en général pas bons (taux de mortalité infantile, scolarisation, logement, assainissement…). La concentration de la propriété de la terre prive l’État et les citoyens de leur souveraineté sur l’alimentation et les processus de production, mais également sur les politiques de protection de l’environnement.
Grâce à Dilma Rousseff, le vœu des élites brésiliennes a donc été exaucé : reproduire des structures sociales inégalitaires, sans confrontation de classes ni convulsion chaotique. Le PT vole ainsi au secours d’un capitalisme en crise, et son réformisme (ou conservatisme ?) joue un rôle décisif dans le « perfectionnement » d’un néolibéralisme qui n’en finit plus d’échouer. À quelques mois de la nouvelle échéance présidentielle, les récentes manifestations de rue, dirigées contre la dégradation des services publics (transports, santé…) et des conditions de vie ressentie par de larges composantes de la population, sonnent pour elle comme un dernier avertissement.