Seize heures, promenade de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan. En mini-jupe et talons hauts, une jeune femme se promène avec son amoureux, main dans la main. Elle ne jette pas un regard sur Gérard Depardieu, qui s’avance en majesté, entouré d’un cameraman et d’un journaliste bloc-notes à la main. À l’automne 2012, l’acteur et homme d’affaires français séjournait une nouvelle fois en Azerbaïdjan pour le tournage d’un film inspiré du Voyage au Caucase d’Alexandre Dumas. Prévu pour sortir cette année sur la chaîne franco-allemande Arte, ce film a tout pour plaire aux autorités du pays, puisqu’il mène son héros jusqu’au Haut-Karabakh, région depuis vingt ans au cœur d’un conflit opposant l’Azerbaïdjan à l’Arménie. De plus, Depardieu apprécie tellement ce pays qu’il vante sa gastronomie sur CNN et promet d’y développer les studios de cinéma.
Comme d’autres personnalités, il est reçu avec tous les honneurs. Depuis une dizaine d’années, l’Azerbaïdjan attire ainsi des people afin de modifier son image et contrebalancer l’influence arménienne, notamment dans les pays de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) chargés de résoudre le conflit du Haut-Karabakh. Soit la France, la Russie et les États-Unis. La fondation Heydar-Aliyev, dirigée par Mehriban Aliyeva, députée et femme du président, ainsi que par leur fille, Leyla Aliyeva, se charge de ce lobbying. À Paris, Mehriban Aliyeva a reçu au musée Rodin Rachida Dati, Alain Delon et Christophe de Margerie pour un dîner réunissant 250 convives. Sa fille, Leyla Aliyeva, a créé avec Condé Nast, l’éditeur de Vogue, un journal de mode, Baku, tiré à 20 000 exemplaires et diffusé en France où l’on retrouvait une fois encore Gérard Depardieu…
Comme Dubaï et le Qatar, le pays cherche aussi à organiser des manifestations sportives et culturelles. En mai 2012, Bakou a ainsi bâti pour 135 millions d’euros le palais de Cristal afin d’accueillir l’Eurovision. Six mois plus tard, Michel Platini et tout le staff de l’UEFA se retrouvaient au Four Seasons avant de superviser la finale du Championnat du monde de foot féminin des moins de 17 ans, remporté par la France contre la Corée du Nord.
À Bakou, l’argent coule à flots et la ville est un immense chantier. Le président Ilham Aliyev, dont la famille dirige le pays depuis plus de vingt ans, a rappelé qu’aucune ville n’avait vu autant de palaces se construire en si peu de temps. Avec des croissances record dépassant parfois les 25 % par an, l’Azerbaïdjan représente plus de 75 % du PIB du Sud-Caucase (Arménie et Géorgie) Porté par les exportations de gaz, Bakou renoue avec la splendeur des années 1900, lorsque les Rothschild, Rockefeller et autres barons du pétrole s’y partageaient le monde dans leurs hôtels particuliers. Durant cet âge d’or, la région représentait plus de la moitié de la production mondiale de pétrole. Les frères Nobel (Alfred inventa la dynamite), grands industriels de l’armement, y avaient ouvert une immense raffinerie, à quelques kilomètres des anciens caravansérails, un lieu qui allait être connu pendant plus d’un siècle sous le surnom de Black City.
Aujourd’hui, les derricks ont disparu et un nouveau quartier de 50 000 habitants s’élève sur cette friche de 221 hectares. Conçu par les plus grands architectes comme Norman Foster, Baku White City s’inspire des trois plus belles villes d’Europe : Londres, Barcelone et Paris. Redevenu indépendant en 1991 après des siècles de domination russe, le pays a besoin d’affirmer son identité. Majoritairement chiite, l’Azerbaïdjan cultive le culte de ses martyres, aussi bien ceux tombés pour l’indépendance que ceux décédés lors de la guerre du Haut-Karabakh. Longtemps soviétique, le pays développe aussi le culte de la personnalité, notamment celle de son « fondateur » Heydar Aliyev. Et pour affirmer son retour sur la scène internationale, le gouvernement construit des bâtiments emblématiques, comme le centre de conférences Heydar-Aliyev, réalisé par l’architecte britannique d’origine irakienne Zaha Hadid, ou encore les Flame Towers, trois gratte-ciels qui s’illuminent la nuit aux couleurs du pays.
Dans ce véritable eldorado pour les grands cabinets d’architectes, notamment anglo-saxons, la croissance est soutenue par cette fièvre immobilière, une fièvre qui profite largement aux proches du régime. Pour le journaliste Nicolas Crosnier, « l’organisation du pouvoir est visible dans le paysage : les quartiers de la capitale, comme les villes des provinces, sont distribués par ordre protocolaire. Ainsi, le front de mer – la partie du foncier la plus convoitée – y est géré directement par la présidence, qui supervise des projets immobiliers monumentaux, visant à transformer Bakou en vitrine futuriste du pays ».
Ce front de mer, long d’une vingtaine de kilomètres, s’est littéralement métamorphosé. Ponctuée par le palais de Cristal, le nouveau musée du Tapis et bientôt Baku White City, cette longue promenade en bord de la mer Caspienne offre restaurants et cafés, magasins de luxe et attractions populaires. Au Four Seasons, achevé en 2012 dans le plus pur style haussmannien, l’immense spa a dû ravir Shakira et peut-être même Donald Trump, le milliardaire américain venu surveiller l’avancée de sa Trump Tower. Dans les salons privés du bar, industriels turcs du BTP et patrons de majors anglo-saxonnes discutent en toute intimité devant des coupelles de caviar béluga à 295 euros les 50 grammes…
Derrière cette vitrine, les pelleteuses continuent à forger le nouveau visage de la cité, éventrant les vieilles bâtisses et les immeubles haussmanniens. Même dans le centre ville, certaines habitations ne disposent d’eau courante que douze heures par jour. Le réseau est à bout de souffle et Suez Environnement espère emporter un jour le marché. Souvent évoquées lors de l’Eurovision, les expulsions demeurent une réalité. Elles sont parfois brutales, mais un diplomate nous affirmera que les autorités versent une indemnité de 1 500 euros par m2. À ce prix-là, il demeure tentant de détruire les bâtisses anciennes et d’y élever à la place des buildings…
Un rapport américain publié par WikiLeaks décrit comment une poignée de familles, dont le clan de la femme du président, les Pashayev, contrôle la plupart de ces opérations immobilières. Selon ce télégramme, la famille Aliyev serait l’une des plus puissantes des États pétroliers. Pour certains hommes d’affaires, la femme du président serait même presque aussi avide que Leila Traboulsi, la femme de Ben Ali. En tout cas, elle a peut-être inspiré les filles du dirigeant de l’Ouzbékistan, Islom Karimov, pour les fonctions innombrables qu’elle détient, comme ambassadrice de bonne volonté auprès de l’Unesco ou encore présidente de la Fédération de gymnastique, deux postes qu’occupe également Lola Karimova… Les filles d’Islom Karimov, elles aussi filles d’un ancien apparatchik communiste, partagent peut-être même le même chirurgien esthétique que la première dame du pays, tant certains traits de leurs visages se ressemblent. Un câble diplomatique raconte ainsi que, lors d’une visite à Baku, la femme de Dick Cheney n’a pas réussi à distinguer Mehriban Aliyeva de ses deux filles… À Bakou, il n’y a pas que la ville qui fait son show…