« Les États-Unis […] ont un intérêt national à préserver la liberté de navigation, un accès ouvert aux zones maritimes communes d’Asie et le respect du droit international en mer de Chine méridionale. » En prononçant ces mots à Hanoï, au Vietnam, en juillet 2010, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton ravissait ses hôtes. Les contours flous du grand retour des États-Unis en Asie du Sud-Est venaient de se préciser. Ainsi, Washington s’opposerait à quiconque tenterait de faire main basse sur la mer de Chine méridionale. Immédiatement, Beijing fit part de son mécontentement, enjoignant les Étasuniens à ne pas se mêler des différends maritimes entre la Chine, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, Brunei et Taiwan.
Pour une poignée de cailloux…
Grande comme la Méditerranée, la mer de Chine méridionale n’est guère hospitalière. L’ensemble des terres émergées, îlots, rocs et bancs de sable inclus ne dépasse pas 20 km2. À l’exception notable de l’île de Taiping, située dans l’archipel des Spratleys et occupée par Taiwan depuis les années 1950, tous ces confettis d’îles sont inhabitables. Un détail d’importance, car le droit international de la mer ne reconnaît l’existence d’une zone économique exclusive (ZEE) de 200 milles nautiques que si – et seulement si – l’île entourée par les eaux est habitable et a une fonction économique. Même dans le cas des 0,49 km2 de Taiping où s’agglutinent 200 militaires taïwanais, la ZEE porte à caution. Quelle peut être, en effet, l’intérêt économique d’une minuscule île battue par les typhons ?
La réponse est évidemment océanique, tant pour les richesses halieutiques que pour les éventuelles réserves en hydrocarbures. Selon une étude chinoise, la mer de Chine méridionale recèlerait l’équivalent de 213 milliards de barils de pétrole, soit 80 % des réserves de l’Arabie Saoudite ! Estimation fantaisiste qui aiguise néanmoins les convoitises de pays riverains ne s’embarrassant guère de la légitimité de leurs prétentions. Pour le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, Brunei, leurs droits sont clairement établis, les portions océaniques qu’ils revendiquent représentant la continuité naturelle de leurs plateaux continentaux respectifs, et donc, des ZEE attachées.
Taiwan a le privilège de contrôler la seule île susceptible de disposer d’une ZEE. Quant à la Chine, elle exige la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale en brandissant d’anciennes cartes où est mentionnée l’existence de quelques îles et récifs. L’argument principal repose sur une carte établie en 1947 par un géographe inconnu qui traça arbitrairement, sur un atlas privé, une « ligne en neuf pointillés » délimitant vaguement les territoires chinois, soit l’ensemble de la mer de Chine méridionale. Soumise à l’Onu en 2009, cette carte sans aucune valeur juridique ne cesse d’inquiéter les autres pays riverains, car la Chine se montre de plus en plus pressante.
Tensions sino-philippines
Illustration de la détermination de Beijing, la diplomatie chinoise a usé pour la première fois, en 2010, de l’expression « intérêts fondamentaux » en parlant de la mer de Chine méridionale, expression jusque-là réservée au Tibet ou à Taiwan. Ces derniers mois, les relations entre les Philippines, le Vietnam et la Chine se sont détériorées. Depuis le 10 avril, un face-à-face entre les marines chinoises et philippines se déroule autour du récif de Scarborough, du nom d’un navire qui y fit naufrage au xviiie siècle. Situé à 140 milles nautiques (340 km) de Luzon, ce récif, appelé Panatag Shoal ou Bajo de Masinloc par les Philippins, est intégré dans la ZEE des Philippines par Manille. L’arrivée d’une flottille de pêcheurs chinois sur le lagon a incité les Philippins à y dépêcher leur navire amiral pour arraisonner les braconniers. Aussitôt, la marine chinoise s’est interposée. Il s’en est suivi une guerre verbale entre Manille et Beijing, les premiers arguant qu’il s’agit de leur ZEE « indiscutable », les seconds rejetant l’existence d’une quelconque ZEE, car les îles Huangyan (nom chinois des Scarbourough) appartiennent depuis des « temps immémoriaux » à la Chine.
Cette querelle a perduré jusqu’à ce qu’une tempête tropicale autorise les Philippins à s’esquiver. Piteuse sortie que Manille a tenté de rattraper lors du sommet annuel de l’Association des pays du Sud-est asiatique (Asean), qui s’est déroulé cette année à Phnom Penh. Au grand dam des Philippines et du Vietnam, le Cambodge, très dépendant de l’aide financière chinoise, a catégoriquement refusé d’inclure dans la déclaration finale du sommet l’existence de tensions en mer de Chine méridionale. Un revers pour l’Asean, qui n’a pas été en mesure de parler d’une voie commune face à la Chine. Un succès pour cette dernière, qui rejette toute négociation collective, ne tolérant que des pourparlers bilatéraux où l’Atelier du monde peut faire sentir le poids de sa puissance.
Le « pivot » américain
Dernier coup de force chinois en date : le 29 juin, Beijing a fondé Sansha – san signifiant trois et sha étant une abréviation pour les trois îles de cette zone, Xisha (Paracels), Zhongsha et Nansha (Spratleys) –, une nouvelle préfecture de moins d’un millier d’âmes. Immédiatement, Hanoï et Manille ont protesté contre la création d’une entité administrative étrangère à l’intérieur de leur ZEE respective.
Mais que peuvent faire le Vietnam et les Philippines face à la montée en puissance de la Chine ? Pour Hanoï et Manille, la réponse vient de l’autre côté du Pacifique. En catastrophe, le gouvernement philippin tente d’assembler une flotte un tant soit peu crédible en se tournant vers les États-Unis, lui rappelant le traité de défense mutuelle signé en 1951. Une opportunité pour Washington, qui s’est empressé de répondre positivement à son allié en lui livrant des équipements militaires, dont le nouveau navire amiral de la flotte des Philippines.
De son côté, Hanoï s’est réconciliée avec l’ennemi d’hier. En juin, le secrétaire à la Défense américain, Leon Panetta, était solennellement accueilli dans la baie de Cam Ranh, là où jadis débarquaient les marines de la guerre du Vietnam. Ce rapprochement entre dans le cadre de la nouvelle stratégie américaine dite du « pivot », que l’on peut résumer hâtivement en un recentrage des intérêts étasuniens en Asie-Pacifique. À Camh Ranhn Leon Panetta a lâché une bombe : « D’ici à 2020, la marine va repositionner ses forces, actuellement de 50 %-50 % environ entre le Pacifique et l’Atlantique, à une proportion 60 %-40 % en faveur du Pacifique – comprenant six porte-avions, ainsi que la majorité de nos navires et sous-marins. »
Au moment où la Chine développe une flotte sans commune mesure avec celles de l’Asean, ce recentrage militaire américain agace Beijing. Sans se départir d’une neutralité de façade, Hillary Clinton, présente au sommet de Phnom Penh, enjoignait les pays riverains de la mer de Chine méridionale à « résoudre les disputes sans coercition, sans intimidation, sans menaces, et sans recourir à la force ». Même si aucun des intervenants ne souhaite un conflit – quoiqu’un conflit limité faisant valoir ses arguments une bonne fois pour toutes pourrait possiblement faire l’affaire… –, chacun avance ses pions, au risque de mettre en péril le statu quo instable prévalant sur quelques rocs et bancs de sable. Il ne serait guère surprenant que Beijing ne tende les muscles qu’en vue de raffermir son autorité en amont d’un congrès qui officialisera le renouvellement des dirigeants chinois. Une confrontation armée en mer de Chine méridionale ne serait alors plus à exclure.