Coincé à Washington par une crise budgétaire majeure début octobre, le président américain a dû annuler in extremis un voyage en Malaisie, Indonésie, Brunei et Philippines. Ce faisant, Barack Obama a laissé le champ libre au président chinois Xi Jinping, nouvelle coqueluche des sommets de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Apec) et de l’Association des pays de l’Asie du Sud-Est (Asean), en lieu et place d’un président américain ayant botté en touche. Le symbole est saisissant. La première économie mondiale malade, remplacée au pied levé par la frétillante deuxième économie mondiale. Une opportunité rare, immédiatement saisie par Beijing pour lancer une offensive de charme envers ses voisins du Sud. Redoutée pour ses ambitions territoriales, la Chine apparaît subitement comme le partenaire sur qui l’on peut compter. Un partenaire qui n’a nul besoin d’affirmer qu’il est de retour (1), car il a toujours été là – au minimum depuis le xve siècle avec le grand explorateur Cheng Ho – et sera toujours là, pour le meilleur et pour le pire, à la différence des Étasuniens.
Insigne honneur, Xi Jinping a été, le 3 octobre, le premier chef d’État étranger autorisé à s’exprimer devant le Parlement indonésien (2). Tout sourire, il a évoqué la construction d’une « communauté de destin », promis l’ouverture d’une « nouvelle route de la soie maritime » et appelé à « approfondir » des liens entre son pays et l’Asean. Aujourd’hui, la Chine est le premier partenaire économique de l’Asean, tandis que l’Association est le troisième partenaire économique de la Chine. Encore modestes il y a une décennie, les échanges bilatéraux Chine-Asean ont littéralement explosé, passant de 55 milliards de dollars en 2002 à 400 milliards en 2012. Beijing propose de resserrer encore plus les liens entre les deux entités économiques, ambitionnant d’atteindre 1 000 milliards à l’orée 2020.
Damant le pion au grand absent, Xi Jinping a réitéré l’engagement durable de l’Atelier du monde dans la région, s’engageant à « construire un partenariat transpacifique qui bénéficiera à toutes les parties ». Une pique à l’adversaire américain, enlisé depuis trois ans dans de laborieuses négociations autour d’un Partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP) qui exclut délibérément la Chine d’une zone de libre-échange ancrée autour du Pacifique.
À la différence des Étasuniens, les Chinois sont venus avec des propositions concrètes. Ainsi, le serpent de mer qu’est la construction d’un pont reliant la péninsule malaise à l’île de Sumatra – soit l’Asie continentale à son extension insulaire indonésienne – a refait surface. S’il est réalisé, cet ouvrage d’art de plus de 10 milliards d’euros sera financé à 85 % par China Export-Import Bank et sera le plus grand pont du monde jamais construit. Xi Jinping a rejoint les priorités de l’Asean misant sur le renforcement des infrastructures et a évoqué la création d’une banque d’investissement asiatique pour le développement des infrastructures. Une proposition qui ne pouvait que réjouir ses hôtes indonésiens, dont les projets en matière de routes, voies ferrées et facilités portuaires dépassent les 400 milliards de dollars.
En Malaisie le président chinois n’a pas manqué de souligner l’ancienneté des relations économiques entre les deux nations et, surtout, son importance actuelle. Après Tokyo et Séoul, Kuala Lumpur est le troisième partenaire asiatique de la Chine, avec des échanges se montant à 95 milliards de dollars, un quart du commerce bilatéral Chine-Asean. La visite de Xi Jinping en Malaisie est d’autant plus remarquable que la visite annulée de Barack Obama aurait dû être le premier déplacement d’un président américain en Malaisie depuis quarante-sept ans. Visiblement déçu, le premier ministre Najib Tun Razak a assuré « comprendre » la décision américaine et pris acte. Son ministre de la Défense également : fin octobre Hishammuddin Hussein annonçait le lancement en 2104 du premier exercice naval conjoint entre les marines malaisienne et chinoise. Vu les tensions entre la Malaisie et la Chine autour de leurs possessions réciproques en mer de Chine du Sud, cette nouvelle surprend.
Pax sinica en mer de Chine méridionale ?
Au cœur des frictions entre la Chine et l’Asean, la mer de Chine du Sud, ou mer de Chine méridionale, représente un enjeu économique important pour les ressources halieutiques et d’éventuels gisements de gaz et pétrole. Surtout, cette mer est la voie maritime par où transite l’essentiel des matières premières chinoises. Un corridor vital dont l’Atelier du monde revendique la possession dans sa quasi-totalité. Or le Viêt Nam, les Philippines, Brunei, la Malaisie ainsi que Taiwan, toutes nations riveraines, n’entendent pas se laisser spolier de ce qu’elles estiment relever de leurs eaux territoriales.
Beijing n’a eu de cesse d’y étendre son influence depuis l’avènement du communisme. N’hésitant pas à recourir à la force (expulsion du Viêt Nam des îles Paracels en 1974), elle adopte une politique du fait accompli. En 2012, elle a créé ex nihilo Sansha, une nouvelle ville élevée au rang de préfecture, la plus petite entité de ce type établie sur une île sans ressources en eau potable – bref, inhabitable –, mais générant administrativement des milliers de kilomètres carrés d’eaux territoriales. Lorsque les médias malaisiens ont demandé directement à Xi Jinping comment la Chine comptait résoudre ces disputes maritimes, sa réponse fut très évasive : « À travers les négociations et dialogues amicaux. »
En 2002, une « déclaration de conduite » a été établie pour réduire les risques de conflits en mer de Chine méridionale, mais celle-ci n’a rien de contraignant. Depuis, l’Asean a élaboré un « code de conduite » – obligatoire celui-là – dont Beijing élude la signature. Arguant que les problèmes doivent être résolus bilatéralement – où la Chine peut faire sentir sa puissance économique et militaire –, elle refuse toute négociation avec l’Asean sur cette question. C’est au premier ministre chinois, Li Kekiang, qu’est revenue la tâche délicate d’évoquer ce contentieux : « Nous avons toujours convenu que les disputes en mer de Chine du Sud doivent être négociées de manière directe et doivent êtres résolues par le biais de discutions et négociations. » Magistralement, la Chine a alors accepté de discuter de l’adoption du « code de conduite » avec l’Asean. Une première ! En pleine offensive de charme, la diplomatie chinoise se serait-elle montrée plus souple vis-à-vis de ses voisins du Sud ? Ou s’agissait-il d’une façon habile de sauver la face en promettant un dialogue qui n’engage sur aucun point précis ? Li Kekiang n’a pas tardé a levé toute ambigüité : « [la Chine] est inébranlable dans sa résolution de maintenir sa souveraineté et son intégrité nationales ».
L’opération séduction a visiblement ses limites. Promouvoir une plus grande intégration économique servant ses intérêts est une chose, négocier le cas d’une mer – seul canal ouvert qui permettra un jour à la marine chinoise de projeter sa force sur les océans – en est une autre… inacceptable.
(1) En 2009 à Bangkok, la secrétaire d’État Hillary Clinton déclarait : « The United States is back [les États-Unis sont de retour] », signifiant ainsi la volonté de Washington de renforcer sa présence en Asie du Sud-Est.
(2) En 2010 Barack Obama, qui a passé une partie de son enfance en Indonésie, avait dû se contenter de l’université d’Indonésie à Djakarta.