Dix-sept ans après la reconnaissance en France de l’esclavage comme « Crime contre l’humanité », la tragédie de la traite négrière, qui s’étala sur près de trois siècles, demeure relativement peu connue du grand public, bien qu’elle soit désormais (sommairement) traitée dans les manuels scolaires. Ce livre, qui vient s’ajouter à une bibliographie de plus en plus étoffée, en France comme en Afrique, a le mérite de réunir sur le sujet des œuvres d’art et des textes très pertinents depuis le XVIIIe siècle à nos jours, qui révèlent l’intensité des luttes politiques et culturelles menées contre l’esclavage.
Historien de l’esclavage et de la colonisation parmi les plus prolifiques et réputés, Marcel Dorigny, auteur de nombreux ouvrages sur ces thèmes (1), nous propose, avec « Arts & Lettres contre l’esclavage » (2), une façon inédite de montrer « à travers les œuvres et les textes, que la dénonciation de l’esclavage, la lutte pour l’abolition et la lutte pour la mémoire des victimes de l’esclavage, sont passées autant par des œuvres d’art que par des discours ». (Libération 5/07/18).
Elégamment présenté et richement illustré, ce livre est, en effet, une puissante dénonciation des pratiques esclavagistes et une rare contribution multidisciplinaire à la préservation de la mémoire. Récits de victimes et de témoins de ces trafics iniques, textes des lois, tel l’abjecte Code noir, d’écrivains ou de philosophes, forment un ensemble associé par thèmes et dans un certain ordre chronologique à plusieurs reproductions d’œuvres d’art, gravures, sculptures, voir caricatures, du XVIIIe siècle à aujourd’hui.
Des terrifiantes représentations figuratives ou symboliques des navires négriers (Fig. 1 gravure de Castelli, 1888) et des esclaves entassés comme du bétail dans les cales, aux illustrations des traitements inhumains infligés aux esclaves – punis avec autant plus de cruauté, et pour des raisons parfois futiles, qu’il fallait les dissuader de tout acte de révolte. Pourtant, et en dépit de la féroce répression, les rébellions ont jalonné les siècles de traite négrière qui ont concerné quelque douze millions d’Africains. Car « la libération ne fut pas l’affaire de seuls abolitionnistes », rappelle Dorigny. Dans « Plus jamais esclaves ! », Aline Helg dresse un riche inventaire de ces révoltes (Editions La Découverte, 2016).
La pratique de l’esclavage, qui s’est poursuivie dans les colonies françaises bien au-delà de son interdiction sur le territoire métropolitain décrétée en 1848, est ainsi décortiquée par un foisonnement d’artistes, de textes célèbres ou peu connus, qui rendent compte également de l’intense débat philosophique qui avait éclos pendant les Lumières. Le livre contient plusieurs portraits – peinture ou sculptures anciennes ou modernes – des héros haïtiens Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines, principaux instigateurs de la plus importante rébellion d’esclaves de l’histoire, celle qui éclata à Saint Domingue en 1793, et aboutit, l’année suivante, à l’abolition de l’esclavage par la Convention de Paris.
Répit de courte durée pour les esclaves à peine libres, puisqu’en 1803, ils durent affronter et surtout vaincre le corps expéditionnaire dépêché par Napoléon pour rétablir l’esclavage dans la plus riche des possessions françaises de l’époque. Episode fort peu mentionné dans l’historiographie napoléonienne, représenté ici notamment par l’accolade entre Dessalines et un officier déserteur de l’armée de Bonaparte – les deux en grande tenue de hauts gradés. Haïti proclame enfin son indépendance en 1804 et, fidèle aux préceptes de la Révolution française, choisi un régime républicain, devenant la « première république noire » du monde.
L’emblématique Portrait d’une négresse (exposé au Louvre), femme libre drapée dans des beaux tissus, peint par Marie Benoist en 1800, mérite qu’on s’y arrête pour sa beauté et sa profondeur. Avec la restauration de l’esclavage, elle devint une sorte d’icone dans les cercles qui défendaient l’émancipation des esclaves.
Les extraits des récits autobiographiques d’esclaves affranchis sont tout aussi bouleversants ; celui de Mary Prince, des Bermudes, un des rares témoignages directs du quotidien de l’esclave, publié de son vivant, en 1831, ou de William Wells Brown, esclave fugitif. Les témoignages d’esclaves en milieu francophone, autrefois plus rares en raison, également, d’un moindre degré d’alphabétisation des esclaves dans les îles françaises, font désormais l’objet de recherches fouillées et sont diffusés grâce, notamment, au travail d’historiens comme Catherine Coquery Vidrovitch (« Les routes de l’esclavage », Éditions Albin Michel, 2018).
Le livre de Dorigny retrace le combat des abolitionnistes, notamment britanniques, sans doute les plus actifs. Des liens se tissent avec les anti-esclavagistes français, tel Mirabeau, dont le plaidoyer de 1790, « contre la plus détestable tyrannie dont l’histoire nous ait transmis les forfaits », allait marquer les esprits. Son discours sans concessions, qu’il ne put cependant pas délivrer à l’Assemblée nationale où l’interdiction du commerce négrier ne faisait pas encore l’unanimité, dut être prononcé auprès la Société des Abolitionnistes.
Les extraits d’interventions et d’écrits d’illustres figures des Lumières, de Voltaire, Rousseau ou Montesquieu au marquis de Condorcet ou à l’Abbé Raynal, constituent autant de rappels historiques des débats philosophiques et politiques sur le sens à donner à l’égalité des hommes, toute « race » confondue.
Le rappel d’un chapitre d’un livre qui eut en son temps un grands succès, malgré la censure, mérite qu’on s’y attarde. Il s’agit de l’An 2440, Rêve s’il en fut jamais, écrit en 1770 par Louis-Sébastien Mercier, livre pre-Orwellien fort étonnant puisque l’auteur le situe à Paris 700 ans plus tard ! « Le narrateur arrive sur une grande place où trône une imposante statue d’un homme noir, résume Dorigny. Sur le socle est inscrit ‘Le Vengeur du Nouveau monde’. Son guide lui explique qu’il vient d’une époque barbare, mais que depuis un esclave s’est levé et a libéré ses frères et a détruit le système colonial… ! Ce récit, conclut Dorigny, peut être vu comme un présage de Toussaint Louverture, 20 ans plus tard ! »
Des artistes contemporains sont aussi à l’honneur dans cette riche anthologie, dont l’Antillaise Marie-Denise Douyon et son allégorie : un chien loup qui avale un navire négrier (fig. 2), référence à l’utilisation des chiens pour chasser – et tuer – les esclaves marrons ; le Béninois Romuald Hazoumé, le Sénégalais Osmane Sow (fig.3) ou encore l’Américain Jean-Michel Basquiat, « Slave Auction », 1982. Au Mémorial de Saint Nazaire, en France, on peut aussi apprécier l’œuvre du sculpteur Jean-Claude Mayo « A l’abolition de esclavage », 1991 (fig. 4).
L’appropriation du thème de la traite par les artistes africains et, surtout, par les descendants des esclaves des Antilles ou des îles de l’Océan indien n’est pas banal, si l’on écoute Maryse Condé, la grande écrivaine antillaise associée à la recherche pour le Comité pour la mémoire de l’esclavage créé après la loi Taubira de 2001. Dans sa préface au livre de Dorigny, qui fut également membre de ce comité, Maryse Condé raconte son ignorance, enfant, de ce que fut réellement l’esclavage. « La génération à laquelle appartenaient mes parents, était celle des parfait colonisés, écrit-elle, je veux dire qu’elle avait intégré tous les mythes et les contre-vérités de l’Europe ».
Aujourd’hui, aux Antilles, le street-art revient spontanément sur ces évènements tragiques, ainsi que sur les images emblématiques des esclaves qui brisent leurs chaînes. La honte des parents de Maryse Condé est transformée en la fierté du combat des ancêtres pour la liberté.
A.C.
Entre autres : « Les abolitions de l’esclavage » (Que sais-je, 2017) et l’ « Atlas de l’esclavage, de l’antiquité à nos jours » (Atlas autrement 2006).
Editions Cercle d’Art, mai 2018, 240 pages, 29 euros.