La prestigieuse maison d’édition libanaise Riyad el Rayyes a publié la traduction arabe d’un ouvrage sur l’histoire et l’actualité des relations arméno – turques. Un livre essentiel pour mieux saisir les contours de la question arménienne (1).
Collaborateur régulier du Monde diplomatique depuis une vingtaine d’années, Vicken Cheterian est un journaliste et politologue libano suisse établi à Genève. On lui doit, parmi ses diverses contributions à des ouvrages collectifs, de nombreuses analyses consacrées aux conflits en Asie Centrale et au Moyen Orient, à la géopolitique de l’espace post-soviétique sans oublier deux imposants opus sur les mal nommées révolutions de couleur (ou révolutions des fleurs) et sur la politique russe dans le Caucase. Il enseigne par ailleurs à l’Université de Webster (Genève) et est chercheur associé à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres.
Dans l’optique du centenaire du génocide des Arméniens, son éditeur britannique lui suggère de revenir sur le déroulement des événements du Génocide. Vicken Chetérian décline le sujet pour le reformuler. Toutefois, une somme n’a-t-elle pas déjà été écrite sur la question ?(2) Lui-même ne se sent pas de taille à relever ce défi. Aussi, va–t-il se pencher des années durant sur un pan de la recherche moins connu, en écrivant une histoire politique du Génocide, les conséquences de sa négation aussi bien chez les Arméniens que chez les Turcs. Ce périple l’a conduit à sillonner les pays de la diaspora, la Turquie et l’Arménie pour mener à bien son enquête. En Turquie, il réalise sur place l’ampleur des changements en cours, l’activisme de la société civile qui commence à faire son travail de mémoire. L’occasion pour l’auteur de s’interroger sur l’effet boomerang de l’histoire et d’analyser deux trajectoires en parallèle : celle de l’amnésie et du négationnisme prônés par l’Etat turc et le processus inachevé de démocratisation de la société turque mené par une poignée de militants défenseurs des droits de l’Homme.
Combinant style journalistique et rigueur érudite, l’ouvrage se lit comme une analyse à multiples perceptions du problème arméno-turc, c’est un livre à multiples tiroirs qui sort. Si l’ouvrage aborde et développe la plupart des points évoqués dans le Fantôme arménien par les journalistes Laure Marchand et Guillaume Perrier, il prend le temps de s’arrêter sur quelques noeuds gordiens, comme pour mieux explorer les coulisses de la grande histoire. Deux personnages clés des relations arméno-turques ont fait l’objet d’une attention particulière : Hrant Dink, son cheminement de l’enfance à Malatia jusqu’à Istanbul, en passant par les circonstances de la création de l’hebdomadaire AGOS, et Taner Akçam, ancien militant d’extrême gauche, un des pionniers de l’historiographie turque du Génocide des Arméniens. Esquissant des biographies truffées d’anecdotes, ce récit nous livre bien des clés à même de saisir la complexité du réel. D’où l’intérêt de s’attarder sur les détails qui ont conduit au déroulement des diverses rencontres bilatérales censées aboutir à un rapprochement (avorté) au niveau diplomatique. Cette étude ne saurait être exhaustive si elle ne démêlait pas l’écheveau complexe des rapports arméno-kurdes et la responsabilité avérée des Kurdes dans l’extermination des Arméniens. Dans l’attente d’une prochaine traduction en français on ne peut que recommander cette lecture rendue aisée par son style fluide, alliant touche personnelle et rigueur dans l’analyse. Une plongée en apnée dans l’actualité brûlante de la question arménienne.
Tigrane Yégavian
Notes :
- 1- Viken Cheterian « Juruh Maftuha, Al Armen wa al Atrak fi qurn min al ibada », Dar Riyad el Rayyes.
- 2- Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens, Odile Jacob, 2006