De toutes les activités gouvernementales, la confection du budget, acte essentiel de la politique économique, dont le vote du budget est un marqueur au Parlement, est sans doute l’exercice le plus difficile. Une loi de finances s’élabore habituellement sous la contrainte, quelles que soient la prospérité et l’aisance financière du pays. Les gouvernements, ministres des Finances en tête, vivent l’exercice comme un véritable cauchemar, parce qu’ils doivent arbitrer entre plusieurs variables, qui sont finalement autant d’inconvénients.
L’Algérie n’échappe pas à la règle. Ses budgets, régulièrement en expansion depuis les premières décennies de l’indépendance, se sont accrus au rythme des besoins grandissants de la population, et, plus récemment, pour satisfaire aux exigences d’une politique de redressement économique lancée il y a quinze ans par le chef de l’État Abdelaziz Bouteflika. Cette politique a pour objectif de remettre à niveau les infrastructures de base, qui ont souffert des déprédations de la décennie noire du terrorisme, et de promouvoir la réindustrialisation d’une économie anémiée par des années de désinvestissement entre 1980 et 2000. Par ailleurs, dans un contexte international marqué par la crise la plus sévère que le monde ait connue depuis près d’un siècle, l’État a voulu se donner les moyens financiers pour assurer son rôle de régulateur et de stratège. Alger est considérée comme un « bon élève » par la communauté financière internationale, après avoir consenti un remarquable effort de désendettement externe (elle frôle désormais l’endettement zéro) et rétabli ses marges de manœuvre érodées sous les gouvernances précédentes.
La loi des finances 2014, dernière année du programme quinquennal de relance 2009-2014, reflète ces différentes préoccupations politiques. Elle confirme le souci continu de l’État d’encourager l’investissement privé et public, national et étranger, et la production sur le territoire algérien pour résorber le chômage, ainsi que son souci de maintenir un taux de redistribution compatible avec les besoins des catégories sociales les moins favorisées. Cette politique est régulièrement attaquée par les libéraux, de plus en plus sensibles aux appels des sirènes du Fonds monétaire international (FMI). Malgré les corrections qu’il a apportées ces dernières années à ses politiques d’ajustement structurel, cet organisme continue à prôner la réduction des subventions aux denrées de première nécessité, ainsi que d’autres restrictions touchant la santé, l’enseignement et le secteur public en général.
Cette antienne est revenue en force dans les milieux libéraux algériens lors de la préparation de la loi de finances 2014. Pour la reprendre, ils ont pris prétexte des évolutions à moyen et long termes du marché international des hydrocarbures, qui doit être marqué par la percée du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis. L’objectif annoncé de ce pays est désormais de limiter les importations de ces deux produits aux alentours des années 2020. Il s’agit d’une tendance lourde qui, si elle se réalise, risque de peser sur les prix et, par conséquent, sur les revenus des exportateurs d’hydrocarbures conventionnels, dont l’Algérie. Il n’en reste pas moins vrai que d’autres pays assoiffés de pétrole et de gaz, comme la Chine et l’Inde, en pleine expansion, sont déjà sur les rangs pour prendre la relève. Dans le contexte général d’une pénurie, elle aussi annoncée, leur intervention sur le marché ne pourrait que pousser le pendule dans l’autre sens, celui de la stabilité des prix. Toujours est-il qu’il s’agit de deux séquences qui sont loin de se superposer dans le temps, alors qu’Alger, malgré les difficultés, continue à préparer sérieusement l’après-pétrole devenu la base de sa stratégie de développement.
S’il n’a pas totalement exclu la première éventualité, le ministre des Finances Karim Djoudi l’a assortie de conditions précises. « Nous allons continuer à soutenir les prix, mais [si la chute des exportations pétrolières en volume s’accompagne d’une baisse des revenus de l’État en valeur, ndlr] l’État pourrait être appelé à revoir sa politique de soutien aux prix tout en agissant pour conserver le pouvoir d’achat des citoyens », a-t-il dit. Il a implicitement admis qu’une réduction du soutien des prix ne pourrait être envisagée que si elle était compensée par une hausse des salaires équivalente pour les employés du secteur privé, laissés-pour-compte de la redistribution, alors que l’État vient de consentir de fortes augmentations salariales à ses agents et au secteur public.
En attendant ces évolutions incertaines, et pour revenir aux chiffres de l‘année, la loi de finances 2014 a maintenu les dépenses sociales à un niveau élevé, en hausse par rapport à 2013, soit 20 milliards de dollars, équivalant à 20 % du budget national et à 8 % du PIB (1 dollar = 81 dinars). Ces dépenses couvrent notamment la politique familiale, les subventions aux prix de produits de large consommation, le soutien aux retraites, l’appui aux dépenses de santé, en plus des exonérations en faveur du foncier, de l’électricité, du gaz et des carburants (transport et consommation domestique). Grâce à ces subventions, critiquées par les uns, approuvées par d’autres, les prix de ces derniers (gaz et des carburants ?) en Algérie sont parmi les plus bas au monde. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) voudrait qu’ils soient revus à la hausse. Il faut y ajouter les subventions affectées au programme d’emploi des jeunes, notamment les jeunes diplômés. L’État s’est engagé à leur mettre le pied à l’étrier à travers des organismes spécialisés d’accompagnement. Par ailleurs, 80 000 postes budgétaires seront créés l’an prochain dans la Fonction publique. Ils seront affectés à l’éducation nationale et à la santé notamment. L’enveloppe qui leur est allouée représente une augmentation de 379 milliards de dinars par rapport à 2013.
Cette politique proactive, qui essuie les critiques habituelles des libéraux, a permis de faire reculer sensiblement le taux de chômage dans cette catégorie de la population et de faire éclore des dizaines de milliers de très petites, petites et moyennes d’entreprises (TPE, PME). Elle a été saluée par le « patron des patrons » des PME, Zaim Bensaci, qui y a vu la concrétisation de l’engagement de l’État à mettre le développement des petites et moyennes entreprises en tête des priorités nationales. Les autorités, en même temps que la mise à niveau des PME existantes, ont en effet lancé un ambitieux programme pour développer à moyen terme un tissu de deux millions de PME, estimant que celles-ci doivent être au cœur du développement économique et social et la clé de voûte de ses stratégies de croissance.
Dans le cadre de la réindustrialisation, les concessionnaires de voitures, dont le marché a explosé ces dernières années, passant de quelques milliers de véhicules neufs importés annuellement à plus de 400 000, seront tenus d’installer dans un délai ne dépassant pas trois ans une activité industrielle ou de service ayant un lien direct ou indirect avec l’industrie de l’automobile. C’est la contrepartie de l’autorisation – qu’ils ont arrachée grâce au forcing de leur lobby à l’Assemblée nationale – d’ouvrir des « ardoises » sur leurs propres fonds pour les acheteurs algériens s’étant vu interdire depuis trois ans le crédit à la consommation auprès des banques. Malgré le nombre élevé de niches fiscales en leur faveur, fort coûteuses pour le Trésor public, les patrons algériens ne cessent de réclamer une « amnistie fiscale » à laquelle le gouvernement refuse de répondre. Les diverses exonérations qu’ils réclament coûteraient quelque 800 milliards de dollars au budget, a indiqué le ministère des Finances. En revanche, l’État s’est engagé à desserrer le carcan bureaucratique qui enserre les entreprises.
Plusieurs dispositions ont été prises pour encourager l’investissement national et étranger, ainsi que les partenariats algériens-étrangers dans le cadre de la loi dite 49/51, garantissant aux associés nationaux la majorité du capital. Votée en 2009 et accueillie par un tollé de critiques s’appuyant sur des pressions étrangères, la loi a été maintenue contre vents et marées. Elle s’étend désormais aux sociétés d’importation. En même temps, il est prévu dans le nouveau budget d’alléger les procédures d’agrément des investissements étrangers, qu’ils soient directs ou en partenariat avec des nationaux. La plupart ne seront plus soumis à l’autorisation préalable du Conseil national des investissements (CNI). Les projets d’investissement se situant entre 500 millions de dinars et 1,5 milliard de dinars pourront bénéficier d’avantages fiscaux sans passer par la case CNI.
Ces mesures, ainsi que plusieurs autres, ciblent en particulier les investisseurs étrangers qui consentent au transfert de leur savoir-faire ou qui produisent localement avec un taux d’intégration supérieur à 40-50 %. Les investissements directs étrangers (IDE) devraient par ailleurs être stimulés par la possibilité ouverte aux associés algériens, selon un mécanisme comptable subtil, de s’endetter en devises, sous conditions et sans intérêts, auprès de leurs partenaires étrangers. Ces derniers pourront de leur côté se couvrir en souscrivant des garanties auprès d’institutions financières multilatérales. Le dispositif devrait permettre des montages financiers substantiels pour des projets d’envergure.
La loi de finances 2014 table sur un taux de croissance de 4,5 %, et de 5,4 % hors hydrocarbures, pour un taux d’inflation de 3,5 %. Après une poussée remarquée l’année dernière sous l‘effet des revalorisations salariales décidées par le gouvernement, ce taux est revenu à son étiage habituel. Les dépenses budgétaires programmées s’élèvent à 7,2 milliards de dinars, pour des recettes estimées de 4,2 milliards de dinars. Le « trou » est comblé par le Fonds de régulation des recettes (FRR), qui est alimenté par le différentiel entre le prix de référence de calcul de la fiscalité des hydrocarbures (38 dollars le baril) et son prix réel, deux fois plus élevé en moyenne. Ces mesures de précaution pour le calcul de la fiscalité sont la marque de la politique budgétaire caractérisée par une gestion prudente des deniers publics.
Alors que les recettes d’exportation projetées pour l’exercice 2014 sont de l’ordre de 57 milliards de dollars, contre 67 milliards de dollars l’année précédente, l’Algérie demeure confrontée au problème lancinant de la croissance continue de ses importations. Financées essentiellement par les recettes pétrolières (98 % des recettes extérieures), elles frôlent la barre de 50 milliards de dollars en 2012. Si les autorités ont catégoriquement refusé d’ériger de nouveau des barrières douanières face aux exportateurs étrangers, plusieurs signaux (réforme bancaire, ouverture du crédit, allégements fiscaux, « discrimination positive » en faveur des entreprises nationales pour l’octroi des marchés publics, réhabilitation du foncier industriel, etc.) ont été adressés aux entreprises nationales pour qu’elles entreprennent la reconquête de leur marché domestique. Celui-ci est squatté par des entreprises étrangères qui y ont déployé une stratégie concurrentielle agressive. Elles l’ont partiellement gagné à la faveur de la désastreuse politique de désindustrialisation du pays des années 1980-2000.
Pour Amara Benyounès, ministre du Développement industriel et de la Promotion des investissements, qui prône l’encouragement des partenariats public-privé (PPP) pour stimuler la compétitivité des entreprises algériennes, la promotion de la production nationale doit passer par des « solutions économiques » et non par des mesures « administratives », comme l’autorisation d’importation défendue par le syndicat national l’UGTA. Les consommateurs ont été appelés pour leur part à « consommer algérien » dans le cadre d’un « patriotisme économique » qui a repris tout son sens à la faveur de la nouvelle stratégie de réindustrialisation.
L’État s’est par ailleurs engagé à domestiquer la sphère informelle, théâtre privilégié des importateurs, qui continue à « cancériser » l’économie. L’épreuve de force est rude cependant. Elle met face à face, dans une guérilla inédite et incertaine, des vendeurs à la sauvette, légers et pugnaces, et des agents de l’ordre souvent dépassés par leur extrême mobilité. Aussitôt chassés ils reprennent leur place, au grand dam des commerçants réguliers qui assistent, impuissants, à leur prolifération.
Enfin, parallèlement aux débats sur la loi de finances, l’État a nettement marqué sa préférence pour l’investissement productif. Il a ainsi exercé ses droits de préemption à la vente à un privé algérien du site de l’entreprise française de pneus Michelin dans les environs d’Alger, en faillite. Craignant une opération de spéculation foncière sur un marché relativement tendu, il a argué du fait que le prix du terrain qui lui a été consenti était au moins vingt fois plus bas que le prix de marché. Dans la foulée, Amara Benyounès a annoncé la création de quarante-neuf nouvelles zones industrielles pour stimuler l’offre foncière et encourager l’établissement de nouvelles entreprises à travers le territoire national.