En toile de fond de l’opération « Rameau d’olivier » turque à Afrine, un acteur que personne n’attendait… et pourtant, c’est le pays qui a le plus intérêt à une stabilisation du Moyen-Orient : la Chine avec son grand projet, la nouvelle Route de la soie, qui rallie toute la région et intéresse de plus en plus d’investisseurs.
L’incursion de la Turquie appelée « Rameau d’olivier » contre les positions kurdes du nord de la Syrie a mauvaise allure pour Washington. Mais c’est encore pire que cela n’en a l’air : la Turquie s’est assurée d’un nouvel éventail de relations stratégiques et économiques avant son défi aux USA, son principal allié jusque-là. Ankara a aujourd’hui le soutien financier de la Chine et du Qatar et l’accord stratégique de la Russie et de l’Iran. Surtout, elle a les soutiens financiers dont elle avait besoin pour ses ambitions régionales.
Selon les dernières informations, la Turquie a tué plusieurs centaines de Kurdes et d’alliés arabes cette semaine, réduisant le nombre de combattants qui avaient fait le gros du travail des Américains contre Daech. Les relations entre la Turquie et les États-Unis sont à leur point historique le plus bas, mais les marchés financiers turcs n’ont pas varié d’un iota. Washington a des mots durs envers la Turquie, mais aucune autre arme dans sa besace.
L’argent est une variable décisive pour le président turc Recep Tayyip Erdogan, dont l’envergure intérieure reste soumise à sa capacité à distribuer des aides économiques. En 2016, Erdogan avait demandé aux banques d’augmenter leurs prêts aux entreprises et consommateurs, déclenchant ainsi un boom du crédit qui a inévitablement mené à un accroissement du déficit commercial.
Les booms d’importations engendrés par la demande alimentée par le crédit étaient les principaux problèmes des marchés turcs dans le passé. Cette fois, c’est tout autre chose. Les cotations des actions turques ont augmenté au cours du mois dernier, jusqu’à la semaine de l’offensive « Rameau d’olivier », et le coût de la couverture du taux de change de la monnaie turque est resté relativement bas. Et les fonds négocié en bourse turcs (TUR), ont regrimpé presque jusqu’à leur haut niveau du mois d’août dernier, alors que le coût des options sur la lire turque (sa volatilité potentielle) est resté dans une fourchette basse.
La corrélation des forces, comme aimait à l’appeler la défunte Union Soviétique, a changé depuis août dernier, quand les USA et la Turquie sont entrés dans une impasse diplomatique à la suite de deux incidents relativement mineurs. La Turquie avait arrêté un citoyen turc employé par l’ambassade américaine à Ankara, et les USA avaient suspendu l’émission de visas pour les citoyens turcs en représailles. Au même moment, des procureurs fédéraux de New York ont poursuivi et condamné le vice-président de la banque turque Hallbank, un proche du gouvernement Erdogan. Les actions turques avaient plongé et le coût de la couverture de la lire turque avait augmenté en réponse.
Avec l’attaque contre la milice kurde de l’YPG alliée des USA dans le village du nord de la Syrie d’Afrine la semaine dernière, la Turquie a entrepris une opération militaire majeure en défi ouvert à Washington, et les marchés n’ont pas bougé. Au contraire, les actions boursières turques ont continué a améliorer leurs performances pendant l’offensive. L’argent est ce qui manque le plus à Erdogan, et l’afflux des capitaux dans les marchés turcs est une mesure importante de la puissance de la Turquie.
Le 24 janvier, Donald Trump a eu les mots les plus durs qu’un président des USA avait jamais prononcés contre un allié de l’OTAN. Il exprimait son « inquiétude à propos de la rhétorique fausse et destructive venue de la Turquie, et à propos des citoyens des USA et employés locaux détenus au prétexte de la prolongation de l’état d’urgence en Turquie » et demandait à la Turquie de « désescalader, de limiter ses actions militaires et d’éviter de faire des victimes civiles et d’augmenter le nombre de personnes déplacées et de réfugiés ». Les actions turques n’ont pas bougé.
En toile de fond de l’incursion syrienne, la Turquie s’est vantée de ses liens avec deux sources majeures d’argent, nommément le Qatar et la Chine. Le Qatar est le principal investisseur étranger en Turquie, avec plus de 20 milliards engagés, et 19 milliards de plus à venir en 2018. En retour, la Turquie est devenue la garante de la sécurité de la famille royale qatarie, avec une nouvelle base militaire dans le minuscule pays. La Turquie a soutenu le Qatar l’année dernière pendant son boycott par les États du Golfe, acheminant de la nourriture par avion après la fermeture de sa frontière par l’Arabie Saoudite.
Parallèlement, le Qatar a commencé à acheter de grandes quantités d’armes chinoises, notamment des missiles qui pourraient être dirigés contre l’Arabie Saoudite, et a invité du personnel de l’Armée populaire de libération pour entraîner ses forces armées, une relation mise en exergue par le défilé militaire de décembre dernier dans la capitale qatarie de Doha. Il est important de le noter, parce que la principale base militaire aérienne utilisée par les USA dans la région est Al Udeid au Qatar. La base sert de plateforme opérationnelle pour les USA en Irak et en Afghanistan.
La Turquie a obtenu un arrangement stratégique avec la Russie sur l’avenir de la Syrie. La Turquie devra abandonner les rebelles sunnites qu’elle soutenait, moyennant quoi la Russie tolère ses opérations visant à réduire les forces kurdes alliées des USA. Selon un communique de presse de l’agence russe Tass du 22 janvier dernier, Kirill Semenov, chef du Centre de recherches islamiques de l’Institut du développement innovant (Moscou), a expliqué « L’opération turque à Afrine ne peut avoir été entreprise qu’à la suite d’un accord avec le côté russe, surtout si l’on tient compte du fait que les forces aériennes turques sont entrées dans l’espace aérien syrien. La permission de Moscou devait être obtenue pour éviter les incidents. Moscou n’avait pris aucun engagement auprès des Kurdes. Les observateurs de l’armée russe auparavant déployés dans la zone d’Afrin n’étaient là que dans le cadre de négociations futures avec Ankara. Au moment de leur déploiement, une offensive turque n’aurait pas bénéficié à Moscou, alors qu’aujourd’hui, elle peut accuser les USA de fournir des armes aux Kurdes pour en faire des agents de l’influence américaine. »
L’initiative chinoise One Belt, One Road agit comme un aimant sur la région : tous ses acteurs s’alignent avec la Chine, où l’Iran et la Turquie voient leur avenir économique. Les investissements directs de la Chine en Turquie restent faibles pour le moment, mais la Turquie sera l’une des plateformes-clé de l’initiative [La zone était déjà l’une des plaques tournantes majeures de l’ancienne Route de la soie, avec Byzance idéalement située à la porte de l’Europe – et engrangeant d’énormes bénéfices au passage. A l’époque de sa splendeur et de l’apogée de la Route, Byzance était la capitale de l’Empire byzantin. Aujourd’hui renommée Istanbul, Byzance est en Turquie et reste idéalement située à la porte de l’Europe, NdT]. La Chine est en train de construire des nouvelles liaisons ferroviaires vers la Turquie via l’Iran, et la Bank of China va financer des projets d’infrastructures en Turquie. Le second opérateur de télécoms de la Chine, ZTE, prévoit de faire de la Turquie sa plateforme technologique régionale.
Par David P. Goldman
Paru sur Asia Times sous le titre America’s Syrian humiliation is worse than it looks
Traduction et note d’introduction Entelekheia Photo : Forces spéciales turques à Afrine
https://www.entelekheia.fr/afrine-lhumiliation-usa-syrie-pire-nen-a-lair/