L’« Occident », les États-Unis surtout, s’apprêterait enfin à quitter l’Afghanistan. La dernière date serait fin 2014. Le secrétaire général danois de l’Otan, alliance militaire dominée par les États-Unis, a déclaré que ses troupes pourraient même accélérer leur départ. La situation dans ce pays devient en effet intenable. De plus en plus de soldats du gouvernement afghan tirent sur leurs supposés collègues militaires occidentaux censés les aider à installer un régime de liberté, de démocratie et d’autres bonnes choses. Cinquante Occidentaux tués rien que dans les neuf premiers mois de cette année.
Est-ce bien sûr qu’ils seront tous partis d’ici à deux ans environ ? Pas vraiment. Washington a déjà signé un accord avec le président afghan visant à prolonger une présence étasunienne au-delà de 2014. Ce document a été paraphé dans de drôles de circonstances. La nuit du 1er mai dernier, le président américain Barack Obama atterrit, presque en catimini, dans une ancienne base aérienne soviétique près de Kaboul. Il rencontre le président afghan Hamid Karzai, signe l’accord, fait un discours pour les télévisions complaisantes, puis quitte précipitamment le pays. La question de la sécurité n’est pas assurée, paraît-il. Le séjour d’Obama n’aura pas duré plus d’une heure.
L’accord, selon les dires officiels, est un « partenariat stratégique », terme de la novlangue pour signifier que l’Amérique souhaite rester en Afghanistan encore longtemps. Ce ne sera certes pas une présence comparable à ce qu’elle a été ces dix dernières années, dévastatrices pour l’Afghanistan. Mais l’accord permet à Washington de maintenir des troupes au-delà de 2014. Pour former les forces afghanes à sécuriser le pays, d’après la terminologie certifiée. Et aussi pour mener des « opérations ciblées » contre Al-Qaïda. Al-Qaïda ? Mais combien de membres compte-t-elle, et qui sont-ils d’ailleurs ? Certains sont encore au Pakistan, très peu en Afghanistan. Ces combattants semblent en revanche nombreux au Moyen-Orient, dans et autour de la Syrie ravagée, où ils mènent des actions contre le régime de Damas ciblé par Washington, ses amis des émirats du Golfe et de très nombreux pays européens.
L’objectif étasunien est de bâtir une armée afghane forte de plus de 350 000 hommes pour assumer les tâches de sécurité après le départ des troupes de l’Otan. Début octobre 2009, un très généreux comité norvégien octroya au président Obama le prix Nobel de la paix. Deux mois plus tard, Obama dépêchait 33 000 soldats supplémentaires en Afghanistan pour intensifier la guerre. Des forces spéciales seulement ? Non, cet envoi s’est accompagné de la mobilisation d’au minimum autant de mercenaires, des tueurs afghans ou étrangers, selon la députée américaine Jan Schakovsky (1). Ce que les médias de l’establishment ont « oublié » de rapporter.
Ces unités spéciales viennent de rentrer à la maison. Difficile de les maintenir quand un grand nombre de citoyens étasuniens sont contre la guerre. Il reste tout de même pas loin de 70 000 militaires américains en Afghanistan. Sans compter, encore une fois, les mercenaires. Citant le Service de recherches du Congrès étasunien (CRS), le quotidien le Washington Post rapportait, il y a quelques années, qu’il y avait entre 130 000 et 160 000 contractuels embauchés par le Pentagone pour servir en Afghanistan (2). Beaucoup sont occupés aux travaux de nettoyage, de manutention, de cuisine, etc. Mais un grand nombre sont des hommes de combat, souvent des Afghans d’ailleurs, dont les morts éventuelles ne figureront pas sur les listes des décès occidentaux. Selon le New York Times, qui cite le département de la Défense, il y avait, en janvier 2012, un peu moins de 114 000 « contractuels de la défense », comme on les appelle. Soit plus que le nombre déclaré de militaires américains dans le pays. Pas plus du cinquième en provenait des États-Unis. Près de la moitié était des Afghans, près d’un tiers provenait d’autres pays (3).
Maintenir des forces en Afghanistan a nécessairement un coût. Les États-Unis ont déjà consenti à dépenser, officiellement, 2,6 milliards de dollars par an jusqu’en 2024 (4). Ils veulent de leurs alliés européens près de deux milliards supplémentaires chaque année, exigence qui tombe mal par ces temps de crise de la zone euro. Apparemment, Washington voudrait maintenir quatre ou cinq bases militaires « permanentes » de grande taille dans le pays. La guerre froide est peut-être finie, mais les États-Unis maintiennent toujours plus de 1 000 bases et installations militaires dans 150 pays, sans compter celles situées sur leur propre territoire. Selon des estimations, le gouvernement américain dépense environ 250 milliards de dollars par an pour maintenir ses bases et troupes à l’étranger (5).
Il y a un peu plus d’une décennie que les États-Unis, suivis de leurs alliés de l’Otan, européens surtout, ont envahi l’Afghanistan pour mettre fin au régime des taliban. « Si on mesure le progrès selon ce que le pays ou la région a été stabilisé ou pas, la mission est un échec », a lâché le général allemand (à la retraite) Harald Kujat (6), qui a joué le rôle principal dans la planification de l’intervention de la Bundeswehr allemande.
Échec ou pas, les projets américains actuels inquiètent les pays voisins de l’Afghanistan. La Russie prévient contre les dangers d’un départ précipité des Occidentaux. L’agence Reuters cite le président Vladimir Poutine qui demande que les forces de l’Otan restent en Afghanistan pour finir d’établir la sécurité. Le chef russe s’inquiète : le départ des forces étasuniennes et alliées laissera la région d’Asie centrale ouverte à la violence islamiste et au trafic de drogue (7). Son de cloche similaire de l’International Crisis Group (ICG), institut de recherches appuyé par de puissants pays occidentaux. Dans un rapport rédigé depuis Kaboul, la senior analyst d’ICG Candace Rondeaux prévient : « Il existe un risque réel que le régime de Kaboul s’effondre dès le retrait de l’Otan » prévue en 2014 (8). Surtout, dit-elle, si – et cela semble probable – ce régime organise une nouvelle fraude massive lors du scrutin de 2014, comme elle l’a déjà fait en 2009 et 2010.
L’avenir très incertain qui se profile est sans doute la raison de la visite du ministre des Affaires étrangères russe Serguei Lavrov au Pakistan et du voyage du tout-puissant chef d’état-major pakistanais, le général Ashfaq Parvez Kiyani, à Moscou début octobre. Selon l’analyste et ancien diplomate indien M. K. Bhadrakumar (9), les pays de la région constatent que les États-Unis ont perdu la guerre et se retirent, mais n’auront d’autre choix que de négocier avec les taliban. La Russie et le Pakistan s’inquiètent de « l’ambiguïté stratégique » des États-Unis quant à sa future présence militaire dans la région. Ces deux pays, ainsi que l’Iran, sont contre le déploiement des missiles américains. La Chine, quant à elle, n’est pas à l’aise avec les projets étasuniens, mais pense pouvoir s’en accommoder. Seul le gouvernement indien est plutôt en faveur d’une présence américaine prolongée en Afghanistan.
Or, tant la Russie que le Pakistan assurent le transit des biens et des équipements de l’Otan destinés à sa guerre en Afghanistan. Opposé à une prise de pouvoir par les taliban, Moscou aurait proposé à Washington d’intensifier la coopération, proposition refusée par les États-Unis. Pour se maintenir en Afghanistan et dans la région, Washington, suivi comme d’habitude par les dirigeants européens, cherche à semer la zizanie entre Moscou et des pays d’Asie centrale. Selon des informations, les États-Unis projettent de construire une route menant de leur État client d’Azerbaïdjan vers l’Afghanistan, en passant par l’Ouzbékistan et le Turkménistan.
Coïncidence ? Ces deux derniers pays ont quitté l’Organisation du traité de sécurité collective (Costs) dominée par la Russie et opté pour ce qu’ils appellent la « neutralité positive ». Dans l’immédiat, ces deux Républiques s’opposent aux projets russes de construire les barrages Kambarata et Rogun dans le Kirghizstan et Tadjikistan voisins. En échange, ces deux pays devaient autoriser le stationnement des troupes russes sur leur sol. Et, comme par hasard, la Banque mondiale, l’Union européenne et les États-Unis soutiennent les leaders ouzbek et turkmène.
(1) Jan Schakovsky à Russia Today TV, 4 février 2010.
(2) Washington Post, quotidien, 16 décembre 2009.
(3) New York Times, 2 février 2012.
(4) https://www.afghanistanstudygroup.org/2012/06/12/war-costs-will-continue-after-2014/
(5) https://www.tomdispatch.com/blog/175568/tomgram%3A_david_vine,_u.s._empire_of_bases_grows/ Tomdispatch, July 15, 2012.
(6) Der Spiegel, 10 juillet 2011. https://www.spiegel.de/international/world/ten-years-in-afghanistan-german-general-says-nato-mission-has-failed-a-790539.html
(7) Reuters, 1er août 2012.
(8) https://www.crisisgroup.org/en/regions/asia/south-asia/afghanistan/236-afghanistan-the-long-hard-road-to-the-2014-transition.aspx Asia report no. 236, 8 Oct 2012.
(9) Asia Times, 3 octobre 2012.