Le poète, fondateur de la mythique revue « Chi’ir », vient d’en lancer une nouvelle, « Al-Akhar ». Pour ce fervent défenseur de la révolution citoyenne, poésie et politique ont des parcours semblables : la rupture avec le passé est essentielle à la création littéraire ou du monde. Ce n’est, hélas, pas ce qu’on observe avec le « printemps » arabe, observe-t-il. Entretien avec un homme résolument engagé.
Le point commun de vos précédentes publications était l’ouverture à l’Autre et l’acceptation de la contradiction… Vous sortez Al-Akhar (« L’Autre ») au moment où le monde arabe est traversé par une dynamique de changement multiforme. Que cherchez-vous à atteindre à travers cette entreprise ?
Pour mes amis, avec qui je travaille main dans la main, et moi-même, toute revue est un projet en soi. Ce n’est pas un réceptacle où l’on met un article par ci, un beau poème par là. C’est une entreprise de mise en question et de relecture de notre héritage culturel, et une tentative de s’émanciper de tout ce qui entrave le progrès et les fondements d’une société et d’une pensée libres. Nous avons commencé par lancer la revue Chi’ir (« Poésie »), car la culture dominante dans la société arabe est une culture poétique, ou plutôt une culture fondée sur des référents poétiques qui côtoie la culture religieuse. Sans dénigrer les contributions précédentes, très respectables, on peut considérer Chi’ir comme un point de départ dans l’histoire de la poésie arabe moderne. D’où son rôle central. Même ceux qui avaient combattu cette entreprise l’admettent objectivement. Je veux dire par là qu’il y a désormais dans l’histoire de la poésie arabe un avant-Chi’ir et un après-Chi’ir. En lançant la revue Mawakif, on avait conscience que, pour fonder une nouvelle poésie, il était impératif de fonder une nouvelle culture. Dans ce cadre précis, la revue a servi d’espace de débat sur les paradoxes auxquels la culture arabe fait et a fait face dans le passé comme dans le présent. La revue Al-Akhar, que nous venons de lancer, suit logiquement les deux précédentes, mais intervient dans un contexte différent. Nous y avons insisté sur la relation avec l’Autre, car on ne peut se connaître soi-même sans connaître l’Autre. La relation entre le soi et l’Autre est fondamentale. L’Autre n’est pas seulement un sujet de dialogue, mais est aussi un élément constitutif du soi. C’est exactement ce que disaient, bien avant Rimbaud dans sa célèbre formule « Je est un Autre », les soufis : l’Autre, c’est le moi. Cela nous impose deux missions : d’abord la critique de soi, à savoir : qu’est-ce que la culture arabe et l’héritage arabe ? Ensuite la critique de l’Autre : qui est-il ? Notre tâche, dans cette nouvelle revue, est donc plus complexe que dans les expériences précédentes. Elle nous impose de connaître l’autre à travers ses propres thèses. Cela explique le taux important des auteurs étrangers qui nous écrivent spécifiquement. Nous ne publions plus de traductions d’articles et d’études parus dans d’autres revues, comme nous le faisions dans Chi’ir ou Mawakif. Pour résumer, la revue Al-Akhar s’inscrit dans un projet qui dit : ce que nous appelons le « passé arabe » en tant que présence créatrice est bel et bien terminé de mon point de vue, à l’exception de certaines périodes phares. Il nous faut donc le relire dans une perspective d’avenir. Notre tâche est de fonder une culture nouvelle pour une société nouvelle. Mais cela n’est possible qu’en instaurant une séparation totale entre le religieux d’un côté et le politique, culturel, social et économique de l’autre. La religion doit rester du domaine individuel qui ne regarde que celui qui y croit. Tant que ce processus n’est pas achevé, nous croyons que le changement sera impossible.
Tout au long de votre parcours, vous vous êtes engagé dans des combats intellectuels incessants. Êtes-vous surpris par l’hégémonie sans précédent du facteur religieux ?
Cela ne me surprend pas, bien au contraire, car cela consolide ma position. Tant que nous n’entreprendrons pas la séparation dont je viens de parler, que nous ne l’ancrerons pas sur des fondations solides et que nous ne l’institutionnaliserons pas, le fondamentalisme religieux – je veux dire par là l’instrumentalisation politique de la religion – l’emportera. Il s’agit là d’une forme de violence et même de violation de la volonté des hommes. Elle impose un fascisme qui n’a rien à envier aux fascismes qui s’étaient appuyés sur la force militaire dans les sociétés arabes.
L’Occident, qui a opéré la séparation entre la religion et la politique, du moins dans les domaines constitutionnel et juridique, fait actuellement la promotion de l’islam politique. Comment expliquez-vous cette schizophrénie ?
Il le promeut uniquement chez les Arabes. Je fais la distinction entre l’Europe politique et l’Europe culturelle. Il y a, d’un côté, des intellectuels fonctionnaires au service des pouvoirs ; de l’autre, des intellectuels indépendants, libres. Dans leur majorité, ils se dressent contre les politiques européennes relatives à la Palestine et aux événements en cours dans le monde arabe. À observer la politique actuelle de la France vis-à-vis du monde arabe, on se rend compte qu’elle trahit les principes de la Révolution française. Au lieu d’œuvrer pour soutenir les courants séculiers, démocratiques et pluriels à même de jeter les fondements d’une révolution globale susceptible de sortir les sociétés arabes du Moyen Âge vers la modernité, la France apporte, au contraire, son soutien à tous les mouvements fondamentalistes réactionnaires et collabore, au nom des droits de l’homme, avec les régimes fondamentalistes réactionnaires. Si c’est la défense des droits de l’homme qui l’anime, les occasions de le montrer ne manquent pas, particulièrement en Palestine, mais aussi au Soudan, en Arabie Saoudite et dans l’ensemble des pays du Golfe, dont certains ne disposent pas encore d’une Constitution. L’Europe de la culture et de la civilisation collabore aujourd’hui avec ces tribus et ces États inconstitutionnels, fondés sur la violence et la répression, qui ne comprennent pas ce que les droits de l’homme veulent dire. Personne ne peut et ne doit défendre un quelconque régime arabe. Mais il ne faudrait pas pour autant remédier au mal que représentent ces régimes par un autre. Or, c’est exactement ce que font la France et l’Europe aujourd’hui.
La naissance d’Al-Akhar, qui se veut un espace de débat et d’idées pour changer la société et la culture, coïncide avec ce qu’on appelle le « printemps arabe ». Comment réconcilier les deux ?
Al-Akhar a épousé le mouvement des jeunes. Ce qui a été appelé « printemps arabe » est un phénomène grandiose et spontané. C’est la première fois qu’un tel événement a lieu dans l’histoire arabe. Et c’est la première fois que les Arabes n’imitent pas l’Occident dans leurs actions politiques et révolutionnaires. Nous avons participé, et nous participons toujours à ce mouvement de colère. J’ai d’ailleurs consacré un éditorial à cet événement. La révolution est un mouvement global qui ne se limite pas au changement des régimes en place, mais devrait changer les institutions, particulièrement dans des sociétés comme les sociétés arabes dont les soubassements sont encore moyenâgeux. Et cela dans des domaines comme la liberté de la femme, la liberté de conscience et de croyance, l’éducation et sa relation avec la religion, les concepts de majorité et de minorité, la question démocratique… les sociétés arabes restent en dehors du monde moderne. Il est donc important que le mouvement des jeunes se mue en un mouvement populaire susceptible d’opérer une rupture avec ce monde moyenâgeux et bâtir un nouveau monde. Malheureusement, cela n’est pas advenu, et ce contre quoi nous avions mis en garde s’est produit. Les forces salafistes religieuses ont récolté ce que le mouvement des jeunes et les vraies forces de progrès ont semé. On a vu certains applaudir pour la lutte et la libération, même sous des étendards étrangers. On peut comprendre l’échec de la révolution pour telle ou telle raison, mais rien ne justifie qu’il se traduise par une régression et une descente dans l’univers religieux.
Comment expliquez-vous les campagnes critiques dont vous êtes la cible ?
Je ne veux accuser personne. La question n’est pas personnelle, mais culturelle. Les structures culturelles continuent à fonctionner selon les anciennes mentalités. Le pouvoir reste l’axe autour duquel la lutte se déroule. Le problème est : qui sera au pouvoir, non comment changer la société. Le vrai révolutionnaire est celui qui est ouvert à toutes les opinions. La révolution, c’est la liberté dans toutes ses acceptions et à tous ses niveaux. Elle ne se réduit pas au noir et blanc, à une banale lutte pour le pouvoir. Nous nous situons en dehors du pouvoir, qui ne peut être changé que si la société change.
Y a-t-il des critiques qui vous ont particulièrement blessé ?
Les critiques ne m’ont jamais surpris ni blessé. Elles ont simplement confirmé mes intuitions passées : ceux qui vous accusent de confessionnalisme sont eux-mêmes communautaristes et porteurs d’une idéologie confessionnelle. Ces critiques ont consolidé mon idée que la structure mentale dominante dans la société arabe, à gauche comme à droite, continue d’être une structure religieuse. Je ne peux pas m’engager dans un combat si ses fondements et son horizon ne sont pas clairs. Les forces qui vous critiquent veulent que je sois avec elles, sans discussion et sans explication.
Pour justifier le désordre actuel dans le monde arabe, certains font remarquer que la Révolution française a duré deux siècles…
Qu’ils nous disent ouvertement qu’ils veulent la séparation de la religion et de l’État. Ils ont peur de prononcer le mot même de « laïcité » auquel ils substituent des phrases creuses qui ne veulent rien dire. Quand j’entendrai une déclaration sans ambiguïté de ces pseudo-révolutionnaires annonçant l’abandon de l’apostasie, donnant le droit aux musulmans de changer librement de croyance et d’opinion, l’égalité dans les droits et les devoirs entre musulmans et chrétiens, le droit des femmes à disposer librement et totalement de leur destin et de leurs corps – j’entends par là l’émancipation de la femme de la charia – ; quand je lirai que le monde musulman fait partie de la culture universelle, qu’il n’est pas le centre tandis que les autres seraient des infidèles qu’il faut convertir ; quand une telle déclaration universelle et détaillée englobera tous ces principes, à l’instar de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, alors on pourra justifier l’anarchie et attendre cent ans pour y voir plus clair, et se frayer une voie de sortie nette. Ce qu’on nous demande aujourd’hui, c’est de renverser le régime en place. Mais que faire après ? Pour le remplacer par un autre régime plus ou moins mauvais, mais qui sera toujours un régime laissant toutes ces questions en suspens, comme auparavant ? L’action révolutionnaire est devenue un phénomène psychologique et non culturel. La culture dominante dans le monde arabe est aujourd’hui psychologiquement fondée sur des déceptions et des attentes contrariées plutôt que sur une vision culturelle qui fait avancer la société, étape par étape.
Que pensez-vous de la déclaration d’Al-Azhar sur les libertés fondamentales ?
Globalement, ce document constitue un progrès culturel notable, eu égard à l’histoire de cette institution. Mais, dans la phase actuelle, ce n’est pas ce qui est demandé d’une grande autorité religieuse comme Al-Azhar. On lui demande de répondre avec précision à des points concrets pour rassurer l’opinion. Comme dire au musulman qu’il a le droit de choisir la religion qu’il veut, ou à la musulmane qu’elle a le droit de demander le divorce au même titre que l’homme. Il ne suffit pas d’adhérer aux grands principes généraux de la démocratie et des droits de l’homme. L’État d’Israël adhère aux principes des droits de l’homme, mais regardez comment il viole ces principes quand il s’agit des Palestiniens. Les généralités sont sans valeur et ne garantissent rien. Dans les phases de transition, les institutions religieuses doivent se positionner, non pas en leur qualité d’autorité absolue et permanente, mais en tant qu’autorité morale. Certes, la déclaration d’Al-Azhar constitue un progrès par rapport à son histoire et à ses enseignements. Mais ce n’est pas suffisant par rapport à un état civil et à une société séculière. Elle devrait répondre aux questions précises qu’on a évoquées précédemment, dont la place de la charia dans la cité et la liberté de croyance. En fin de compte, pourquoi Al-Azhar ne prône-t-elle pas la laïcité ?
La première Constitution syrienne sous le roi Fayçal 1er, il y a bientôt un siècle, était plus laïque que toutes les constitutions qui ont suivi. Pourquoi l’opposition basée à l’étranger n’a-t-elle pas eu l’audace de proposer une véritable alternative de changement ?
Le pouvoir en Syrie a été pris par la force. Le Baas n’a pas pris le pouvoir par les élections et la démocratie, mais par un coup d’État militaire. Quant à cette opposition, son projet se résume au remplacement du pouvoir par un autre, et non au changement de la société. Elle n’a pas d’autre objectif. Cela explique pourquoi elle est si violente contre ses contradicteurs. Elle nous dit : « Celui qui n’est pas avec nous est contre nous ! » Il faut ajouter qu’elle n’est pas maîtresse de ses décisions, qui lui sont dictées. Encore une fois, je n’aime accuser personne. Mais je ne conçois pas une révolution en Syrie si des villes comme Damas, Alep et Lattaquié ne bougent pas. Même à Homs, l’agitation est cantonnée à quelques quartiers. Cela veut dire que ce sont des espèces de fantômes qui font la révolution. Et force est de constater que l’Occident fait la guerre à travers ces fantômes. Je suis solidaire avec les victimes, toutes les victimes. Je pense que les personnes qui sont tombées ont été trompées. C’est regrettable, car cela éteint la flamme de la révolution au sein du peuple et déforme la vraie révolution. Dans le monde arabe, il y a actuellement une désespérance de l’idée de la révolution. Elle a été réduite à une question de remplacement de régime et a propulsé sur l’avant-scène les forces salafistes et religieuses, dont nous devons nous débarrasser, tout comme nous devons nous libérer des forces étrangères. Avez-vous déjà vu dans l’histoire de l’Onu un tel unanimisme antisyrien de la part de l’Occident européen et américain comme on le voit aujourd’hui ? Pourquoi ? Certes le régime syrien est condamnable et doit partir. Il y a des opposants dans tous les pays de la planète, comme il y en a en Syrie. Mais en se transformant en foyers qui utilisent des armes pour combattre le régime, ces opposants ont dévié la révolution de son noble objectif. Je crois qu’il est possible de provoquer le changement sans recourir à ces méthodes.
Vous aviez adressé une lettre au président syrien Bachar al-Assad. Le regrettez-vous ? Êtes-vous prêt à écrire de nouveau ?
Je pourrais lui demander d’accélérer les réformes. J’étais le premier, je crois, à avoir écrit au président pour lui demander de se débarrasser du système de parti unique. Dans ma lettre, je lui ai adressé des critiques virulentes comme personne d’autre ne l’avait fait avant. Je suis prêt à lui écrire de nouveau, car je suis contre le monopole de la vie politique par un seul parti, contre le concept de majorité et de minorité. Je suis pour la démocratie et le pluralisme, pour une société civile et laïque unie où chacun met de côté ses appartenances religieuses, pour une citoyenneté qui ne soit pas fondée sur l’individu, la tribu et la confession. Oui, je suis prêt à lui écrire de nouveau, car la révolution est une entreprise d’avenir. Dans le cadre des révolutions globales, il faudra entreprendre des mini révolutions individuelles : une révolution contre soi-même, contre la famille, contre l’appartenance confessionnelle. En général les « révolutionnaires » arabes veulent libérer les autres, oubliant que la vraie et la grande révolution est celle qui se fait contre soi-même.
Quelles idées, ou feuille de route, proposez-vous pour édifier la nouvelle Syrie ?
La situation est très agitée et très ambiguë. Je ne vis plus en Syrie, donc je dois être modeste : il n’est pas dans mon pouvoir de proposer des solutions à des problèmes que je ne vis pas de l’intérieur. Je les regarde de l’extérieur. Une fois ces réserves faites, et si on me demande mon avis sur ce qui se passe en Égypte et en Syrie, je dirai qu’en Égypte, aucun progrès n’est possible si l’État ne se sécularise pas. Ce ne sera ni un État salafiste ni un État fondamentaliste, mais un État citoyen. Pour la Syrie : toute ma vie, j’ai été contre le parti Baas. J’ai dû la fuir dès 1956, à cause de mes idées et mes positions contre ce parti. Je suis un démocrate, un laïc et contre la violence. Je resterai toujours dans le cadre de la libre expression de mes opinions. Si des élections libres ont lieu et que les Frères musulmans ou d’autres l’emportent, je respecterai ces résultats par respect de la volonté populaire, mais je continuerai mon combat jusqu’à la victoire de la démocratie. Le parti Baas a investi toutes les institutions de l’État depuis des décennies. Il a tout changé. Des voleurs et des mercenaires travaillent sous la bannière de ce parti. Dans la situation actuelle, tous se liguent à ses côtés ou fusionnent avec lui pour défendre leurs intérêts. À mon avis, on ne peut changer cette donne qu’en constituant une alternative démocratique populaire qui puisse entamer un dialogue avec le régime et se conclurait par une phase transitoire. Quand vous portez les armes dans un quartier d’une ville pour combattre le régime, ce dernier, en tant que détenteur de l’autorité publique, a le droit de se défendre. Si une cinquantaine d’individus occupent le Quartier latin, à Paris, et installent leur QG au café des Deux Magots et commencent à balancer des bombes, que ferait le chef de l’État français ? Soit il se soumettra à leur volonté, soit il mènera une contre-offensive pour les y déloger. C’est une lutte pour le pouvoir dans lequel je ne veux pas entrer. Si on ne réussit pas à mobiliser le peuple dans le combat pour la démocratie, on n’a pas le droit de recourir aux armes. Ce qui nous a détruits, c’est la précipitation. Pour sortir de la crise, il n’y a pas d’alternative autre que le dialogue. C’est exactement ce que fait une partie de l’opposition. En deuxième lieu, l’opposition était en droit d’exiger l’abolition du système de parti unique, ce qui a été fait. Troisièmement, la laïcité s’impose pour rompre avec le passé religieux, afin que l’objet de la lutte ne se cristallise pas autour de la récupération du passé, mais autour de la transformation du présent et l’ancrage des fondements culturels de la citoyenneté. Quatrièmement, il faut abolir le concept de majorité et de minorité. Il faut en finir avec le concept des communautés chrétienne, alaouite, kurde ou druze ou sunnite… pour renouer avec la citoyenneté. Comme l’avait dit Napoléon à propos de l’émancipation des juifs de France : tous les droits en tant que citoyens, rien en tant que communauté… Je suis en mesure de formuler des principes relatifs à la sortie de crise. La question est que personne ne veut rien entendre. Malgré tout, je suis en relation avec certaines figures de l’opposition de l’intérieur, comme Michel Kilo et bien d’autres, pour réfléchir sur certaines questions, tout en sachant je ne suis pas un homme politique et que je n’ai aucune ambition politique de quelque niveau que ce soit. Si le dialogue ne se met pas en place, je crains la transformation de la Syrie en un foyer permanent de conflits. Les forces impliquées et imbriquées en Syrie cherchent à maintenir le Moyen-Orient comme théâtre de confrontation. Les intérêts des puissances mondiales sont mouvants et impérieux, d’autant plus que l’avenir est sombre en ce qui concerne l’énergie et les efforts pour une énergie alternative. Les puissances européennes et l’Amérique sont à la recherche d’une solution à leurs crises. Les guerres locales ou mondiales pourraient, à leurs yeux, constituer la réponse. La Syrie, de par sa situation stratégique et de par ce qu’elle représente comme imbrications de facteurs historiques et humains, est un lieu privilégié qui pourrait donner l’illusion à des pays comme la Turquie, Israël ou l’Arabie Saoudite, de trouver une échappatoire à leur impasse. Le royaume wahhabite lutte pour sa survie et contre l’Iran. Pour alléger les pressions dont il est l’objet, il s’attaque à la Syrie, alliée de l’Iran. J’exhorte les amis du régime syrien à l’encourager à davantage d’ouverture et de radicalisme sur la voie de l’édification d’une société civile. Au cas où ce régime se décidait à s’y engager, la question est la suivante : les forces religieuses syriennes qui l’adoubent dans sa lutte contre le wahhabisme vont-elles comprendre ce choix ? Les Rifaï, les Nakchabandi et autres mouvements soufis, très puissants à Damas, à Alep ou ailleurs, vont-ils accepter ou non ce virage citoyen et séculier ?
N’est-il pas paradoxal que l’Égypte, qui avait défait militairement le wahhabisme au XIXe siècle, est aujourd’hui victime de ce wahhabisme triomphant ?
L’Égypte est devenue une arme humaine entre les mains du wahhabisme. Et c’est exactement ce que le royaume wahhabite essaie de rééditer avec la Syrie.
Vous êtes en dialogue permanent avec les intellectuels occidentaux. Que vous répondent-ils sur ces questions ?
Ils font la distinction entre le politique et le culturel. Je classe ces intellectuels en trois catégories. Les premiers se basent sur leur hostilité à la politique de l’État d’Israël, sans pour autant être antisémites ou anti-juifs. Ces intellectuels expriment leurs convictions avec timidité, tout en étant totalement convaincus de la justesse de leur cause. Ils soutiennent la cause palestinienne en particulier et les autres causes arabes en général, comme l’a fait récemment le romancier allemand Günter Grass. Ils sont généralement opposés à la politique étasunienne dans le monde arabe. Une autre catégorie d’intellectuels nous dit : « Comment voulez-vous que nous vous soutenions alors que vous êtes contre vous-mêmes ? Qui d’entre vous soutenir et comment ? » Quant aux intellectuels de la troisième catégorie, ils sont en phase avec les pouvoirs politiques en Occident et s’identifient globalement avec leurs politiques. Il ne faudrait pas séparer la politique occidentale vis-à-vis du monde arabe de la question israélienne. Israël n’acceptera jamais l’établissement d’un État palestinien, malgré le bavardage médiatique autour de cette question… Je pense que l’acceptation par l’Occident du retour au religieux dans les sociétés arabes est une sorte d’acceptation de facto du caractère juif de l’État d’Israël. J’entends par là que la judéité d’Israël a servi de prétexte à l’acceptation de l’islamité de l’agitation arabe en cours.
Comment le poète peut-il changer les choses ?
Les problèmes de la poésie ne sont pas si différents de ceux de la politique et de la société. Que signifie en effet, dans la culture poétique, un saut d’une étape à une autre ? Deux caractéristiques s’imposent dans l’écriture poétique arabe contemporaine. D’abord, ce qui s’écrit actuellement a transporté la sensibilité et la structure poétique vers une étape inédite. Il y a une rupture entre l’écriture poétique actuelle et celle passée. Abstraction faite de tout jugement de valeur, il est fort possible que la production poétique actuelle soit plus mauvaise que la production poétique passée. La deuxième caractéristique, c’est qu’une génération a fait évoluer l’écriture poétique en lui donnant d’autres dimensions, en y apportant de nouvelles contributions. Comme avec le « printemps arabe », il y a eu, au niveau de la poésie arabe, une nouvelle étape. Mais si ce printemps des jeunes en révolte a fait un formidable bond en avant, on ne peut que constater que ce bond a abouti à quelque chose de différent de l’objectif initial. En dépit des différences de nature, c’est le cas de l’écriture poétique.
Quelle est votre dernière production poétique ?
Un long poème que j’ai intitulé « Concerto pour Jérusalem » chez l’éditeur londonien Dar As-Saqui. Paradoxalement, la traduction espagnole vient de sortir, avant l’édition originale en arabe et ultérieurement en français.
Entretien à lire également dans le dernier numéro d’Afrique Asie de juin 2012.