Les mesures prises et promues par le Qatar et les Saoudiens à l’égard de la Syrie, y compris les appels à armer les rebelles, ne sont pas propices à apporter la sécurité dans la région. En fait, au contraire, ils seraient plutôt contre-productifs.
Personne ne sortira gagnant du désordre en Syrie, il n’y aura que des perdants. Mais ma meilleure hypothèse, c’est que le régime Al-Assad continuera de survivre, même affaibli. La révolte peut continuer, mais pas à un niveau d’intensité ou de potentialité capable de provoquer la désintégration du régime. La militarisation de la révolte joue aussi à l’avantage du régime : elle rallie les sceptiques et ne laisse aux Alaouites aucun espoir d’éviter un bain de sang sectaire si le régime devait s’effondrer.
Le sceptique en moi sent aussi que la révolte va être la victime du cycle de l’information américaine avant tout. Il y a une limite dans la valeur médiatique du carnage continu (maintenant principalement limité à Homs, semble-t-il). Si le régime peut baisser le niveau de violence après avoir écrasé la résistance à Homs, je soupçonne les médias de concentrer leur intérêt ailleurs. Je soupçonne aussi que l’Iran perdra moins que les autres. D’abord, plus le conflit se poursuit, plus le régime d’Al-Assad se rapproche de l’Iran, économiquement et financièrement, et en termes d’aide en matière de sécurité. Si le régime résiste, l’Iran consolidera ces gains. Ils étaient déjà en train de construire des liens avec l’élite alaouite avant 2011.
Deuxièmement, si le régime tombait, dans le chaos qui s’en suivrait, l’Iran aurait au moins autant de moyens sur le terrain que tout autre acteur international. Toute suggestion qu’un régime sunnite à Damas serait capable simultanément d’imposer l’ordre et de contrôler les frontières syriennes est pure fantaisie. L’Iran a l’avantage d’être prêt à y mener des opérations par Hezbollah interposé et peut utiliser ses propres moyens à partir de l’Irak. Ces moyens sont expérimentés, efficaces et engagés à un niveau plus élevé que n’importe quel acteur arabe en dehors des djihadistes qui, de leur côté, sont comme un tigre que quelques gouvernements arabes aimeraient bien chevaucher.
Personne ne peut prédire comment les cartes retomberont, finalement, mais je m’attendrais à ce que les Iraniens soient plus à même de défendre leurs intérêts, dans une large mesure, dans ces conditions. Je considèrerais la consolidation de l’influence iranienne dans le Levant comme une tragédie pour le monde arabe qui a besoin d’un élargissement de l’espace créatif et de libertés politiques. Mais quel que détestable que soit le régime Al-Assad, je ne suis pas convaincu que son départ servirait ce but. Les Saoudiens ne sont pas plus populaires ou respectés en Syrie que les Iraniens. Les Syriens sont plus laïcs que la plupart des Arabes dans leurs traditions sociales et dans l’image d’eux-mêmes à la fois comme arabes et modernes. Ils craignent les salafistes nationaux et leurs soutiens du Golfe, et ce, pour de bonnes raisons. Bien que rivaux, les Saoudiens qui n’aiment pas le risque se sont déjà adaptés aux Iraniens. L’accord de Taëf sponsorisé par les Saoudiens, suivi des pressions saoudiennes pour le retrait syrien du Liban après l’assassinat de Hariri a ouvert la voie à la domination du Hezbollah au Liban. Pendant que le chaos se poursuit en Syrie, les Saoudiens peuvent respirer un bon coup et en arriver à préférer un régime alaouite affaibli mais fondamentalement intact qui promet de prendre de la distance par rapport à Téhéran, comme prix à payer pour empêcher les Iraniens de s’assurer une position encore plus forte depuis l’Irak jusqu’au Levant.
Mais toute chance de garder la Syrie dans le giron arabe renvoie à une question fondamentale. Il s’agit de savoir si les Saoudiens (et autres dirigeants arabes du Golfe) sont capables d’accepter un Irak dominé par les chiites, ou une Syrie dominée par les Alaouites et un Liban dominé par le Hezbollah, tous ayant des liens étroits avec l’Iran, membres légitimes du club arabe que les Saoudiens et l’Égypte veulent dominer.
Je suis inquiet à l’idée que les Occidentaux pourraient céder au sentiment égotique des Saoudiens et des Qatari sous prétexte de répondre au défi iranien. Cette rivalité pouvait être mieux gérée, au moins dans le contexte syrien, par un dialogue constructif plus large entre les Saoudiens et les Iraniens.
Un cadre de sécurité régionale durable devra être basé sur la reconnaissance par les Saoudiens que les liens avec l’Iran, naturels pour un tas de raisons sociales, géographiques, économiques et autres, ne sont pas forcément préjudiciables à l’identité arabe de la région et à la place qu’y occupe l’Arabie Saoudite. Le facteur le plus important pour déterminer la conception de la sécurité dans le Golfe n’est pas de savoir si l’Iran a une capacité nucléaire, ou s’il représente une menace militaire pour les États arabes et Israël. C’est de savoir si les États arabes, que leurs dirigeants soient sunnites ou chiites, sont politiquement puissants, économiquement couronnés de succès et militairement stables sous la protection des États-Unis. Les mesures prises et promues par le Qatar et les Saoudiens à l’égard de la Syrie, y compris les appels à armer les rebelles, ne sont pas propices à apporter la sécurité dans la région. En fait, au contraire, ils seraient plutôt contre-productifs.
* Bob Bowker a été ambassadeur d’Australie en Syrie, accrédité au Caire, de 2005 à 2008. Il a également travaillé à Damas de 1979 à 1981.
Traduit de l’anglais par Christine Abdelkrim-Delanne