Dans un entretien accordé au quotidien belge La Libre Belgique, le politologue libanais Rudolf EL-KAREH, affirme que derrière la démission contrainte et imposée par l’Arabie saoudite du Premier ministre libano-saoudien Saad Hariri, depuis la Riyad, « Il y a eu une tentative de déstabilisation politique du Liban. » Pour le spécialiste du Moyen-Orient « Le pouvoir saoudien est à la manœuvre, pour contrer l’Iran ».
Le sort de Saad Hariri continue à alimenter la machine à spéculations. Le Premier ministre libanais, qui avait annoncé sa démission à la surprise générale le 4 novembre depuis Ryad, n’avait toujours pas quitté l’Arabie saoudite ce mercredi. Le Président libanais, Michel Aoun, a accusé le pouvoir saoudien de le «détenir», arguant que «rien ne justifie que M. Hariri ne revienne pas après douze jours». La veille, M. Hariri avait déclaré sur son compte Twitter qu’il serait de retour au Liban «dans les deux jours». Le président français Macron a quant à lui invité M. Hariri et sa famille en France.
L’éclairante analyse du politologue et sociologue Rudolf El-Kareh, spécialiste du Moyen-Orient, consulté par les institutions européennes et ayant occupé des fonctions officielles au Liban.
Vincent Braun : La démission de Saad Hariri a causé un choc au Liban. Que s’est-il passé d’après vous ?
Rudolf EL-KAREH : Ce qui s’est passé est absolument inouï. La démission du Premier ministre était une mise en scène grossière. Au mépris de toutes les règles et les conventions internationales, de la Charte des Nations Unies à la Convention de Vienne en passant par la Charte de la Ligue Arabe et notamment des principes de souveraineté, de non ingérence et d’indépendance des Etats.
La seconde intervention télévisée de M. Hariri (l’interview de dimanche 12) a confirmé cette thèse, notamment auprès des observateurs internationaux. Il était visiblement bien mal à l’aise, et l’on a vu des individus lui désigner des réponses. Les autorités libanaises et européennes disposent des éléments prouvant que le Premier ministre libanais est aujourd’hui en résidence surveillée (en Arabie saoudite, ndlr), et que les services saoudiens contrôlent ses mouvements, ceux de sa famille et de sa belle-famille.. Au fur et à mesure que le temps passe les autorités libanaises haussent le ton et ont entrepris une campagne diplomatique internationale. Le Liban exige le retour sans conditions de M. Hariri, et de sa famille dans sa patrie. Cette position est soutenue désormais par l’Union Européenne. Auparavant, le refus présidentiel d’accepter une « démission télévisée » a perturbé les commanditaires de cette opération. Ceux-ci avaient, semble-t-il, misé sur une acceptation précipitée de la démission, et sur le vide politique et institutionnel que cela aurait provoqué. En accord avec le gouvernement, avec le Président du Parlement, et les forces politiques, le président de la République a décidé de rejeter toute démission qui ne respecterait pas les règles constitutionnelles.
Quel était l’objectif de cette opération et qui était aux commandes ?
Il y a eu semble-t-il une tentative de déstabilisation politique du Liban, à des fins géopolitiques.. La manœuvre était destinée à provoquer un début de confrontation en remettant en question l’accord politique qui avait permis l’élection du Président de la République et la formation d’un gouvernement d’unité nationale. Ce compromis auquel avaient souscrit la quasi totalité des forces politiques a permis notamment l’adoption de la loi de finances et d’une nouvelle loi électorale fondée sur la proportionnelle. Il semble que la stabilité du Liban soit devenue une dernière carte à jouer pour l’équipe conduite par le prince héritier à Ryad après les échecs au Yémen, dans la crise du Qatar, après le référendum avorté au Kurdistan irakien, et surtout en Syrie où les grandes formations terroristes, notamment Daech et Al Nosra sont désormais quasiment éliminées. Ce clan saoudien à la vue courte semble considérer que ses déboires seraient dus au soutien apporté par le Hezbollah et la Résistance libanaise aux Etats qui ont subi les assauts des groupes terroristes. Le récit répété par les dirigeants saoudiens et leurs medias le confirme. D’où la décision de provoquer une déstabilisation du Liban.
C’est une nouvelle guerre par procuration entre l’Arabie saoudite et l’Iran?
C’est ainsi que les actuels dirigeants saoudiens présentent leur décor. L’ensemble des éléments d’information disponibles montrent que l’opération a été conduite avec l’aval du noyau dur de la Maison-Blanche autour de Donald Trump et de son gendre, mais sans l’assentiment du Département d’Etat, et sous les applaudissements bruyants de MM. Netanyahu et Libermann notamment. Mais alors que la présidence américaine se refusait à intervenir, l’ambassadeur des Etats-Unis à Beyrouth apportait publiquement son soutien au Président de la République libanaise en se rangeant aux côtés des représentants des autres pays membres permanents du Conseil de Sécurité et de plusieurs ambassadeurs européens.
Il y aurait d’après vous une sorte de tripartite contre l’Iran…
Il y a une conjonction de trois obsessions, saoudienne, américaine et israélienne, vis-à-vis de l’Iran. Ces obsessions conjuguées se veulent une politique concertée. Un document confidentiel élaboré par le ministre des Affaires étrangères saoudien et remis au prince héritier, révélé dans la presse libanaise le 14 novembre, vient illustrer cette jonction des stratégies. Il y est question de réorienter la stratégie obsessionnelle et agressive vers l’Iran, en proposant notamment de résoudre la Question de Palestine par la suppression du droit au retour des Palestiniens, et l’assimilation forcée des réfugiés palestiniens dans les pays où ils ont été accueillis. Il s’agit d’une politique explosive.
La démission télévisée de M. Hariri est-elle liée à la vague d’arrestations lancée le même jour en Arabie saoudite dans le cadre de la lutte contre le corruption ?
Le slogan de lutte contre la corruption a semble-t-il pour objectif de rendre populaires et acceptables des initiatives hors normes en violation de toutes les règles et des principes élémentaires des droits de l’homme et des droits humains.. Les arrestations effectuées dans des conditions croquignolesques sont inédites dans l’histoire de l’Arabie saoudite. Sans compter que le système économique saoudien est structurellement construit sur des mécanismes clientélistes et de redistribution tribale des richesses qui dans tout autre pays relèveraient de la corruption.
Le situation en Arabie saoudite est-elle inquiétante ?
Ce qui se passe en Arabie saoudite est une remise en question de tous les équilibres qui ont construit l’Arabie saoudite en tant qu’Etat, depuis la prise du pouvoir par Ibn Saoud. Ces équilibres tribaux et régionalistes sont en passe d’être détruits par la politique de l’actuel clan au pouvoir. La volonté du prince héritier est d’éliminer tous ceux, cousins et neveux y compris, qui pourraient l’empêcher de mener sa politique de mainmise sur l’ensemble des rouages de l’Etat. Il n’est pas sûr que l’on s’engage là dans la voie d’une stabilité durable.
Entretien accordé à Vincent Braun, de la Libre Belgique paru le 16 novembre 2017
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur