C’est une lame de fond qui balaie le colonialisme au Maghreb. La rupture de la digue tunisienne est suivie d’une déferlante au Maroc. Les obsèques sont célébrées, sans fleurs ni couronnes, en Algérie.
L’unité du Maghreb arabe s’est imposée très tôt aux dirigeants nationalistes de Tunisie, d’Algérie et du Maroc. Le 18 janvier 1919, quelques jours avant l’ouverture du Congrès de la paix de Versailles, réuni pour solder les comptes de la Première Guerre mondiale, un « comité algéro-tunisien » formé d’une dizaine de notables, dont le magistrat tunisien Mohammed Bach Hamba et le professeur algérien Mohammed Meziane Ettélimçani, adresse au président américain Woodrow Wilson un mémoire. Celui-ci réclame l’indépendance des deux pays, en application d’un droit nouveau mis en avant par les vainqueurs de l’Allemagne, le droit à l’autodétermination. Dans le style ampoulé et avec les termes naïfs de l’époque, le document s’ouvre sur cette profession de foi, que le Maroc fera sienne plus tard en se joignant à la lutte commune, et qui ne variera pas de beaucoup dans le discours nationaliste : « L’Algérie et la Tunisie, depuis la conquête musulmane, ont toujours formé un seul et même pays […] peuplé de sept millions d’indigènes de même race, de même langue et de même religion […], [qui] à aucun moment n’a accepté la domination française. » Il se termine par cette forte exhortation : « Le peuple algéro-tunisien revendique son indépendance complète. Il en appelle à la conscience universelle pour lui reconnaître son droit à disposer librement de son sort. »
Pacte arabe
Le mouvement de la renaissance arabe (Al-Nahda al-Arabya) affinera plus tard l’argumentaire nationaliste en faveur de l’indépendance et de l’unité. Le Pacte arabe voté à Jérusalem en 1931, auquel se rallient les Maghrébins, proclame « l’unité complète et indivisible » des pays arabes. Il assigne à chaque mouvement signataire le devoir de « combattre de toutes ses forces le colonialisme » et de tendre à un « seul but : l’indépendance complète et l’unité ». Messali Hadj, père du nationalisme algérien, auréolé de ses premières victoires à la tête de l’Étoile nord-africaine (Ena), assiste, aux côtés d’autres délégués maghrébins, au Congrès arabe de Genève (1935).
Entre les deux guerres, les étudiants contribuent au raffermissement de cette conscience unitaire auprès de la jeunesse en créant à Paris, en 1927, l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNAF), qui évoluera en symbiose avec le mouvement national maghrébin. En 1935, à son congrès de Tlemcen, elle réclame l’unification de l’enseignement dans les trois pays pour « faire naître la conscience de notre unité nationale dans l’Afrique du Nord, qui se fonde sur une mentalité unifiée, une religion unique et des sentiments communs. Qu’on ne dise pas que nous créons une unité factice. Non, mille fois non ! Nous ne faisons que ressusciter une unité ancienne que l’Histoire a enregistrée et dont elle se porte garante ».
Un destin commun
Cet esprit unitaire se manifeste dans la solidarité populaire – modeste en raison des circonstances et de l’éloignement, mais plus que symbolique – apportée au soulèvement d’Abdel Karim dans le Rif marocain contre les Espagnols et les Français. Vaincu en 1926, exilé à la Réunion, le chef de guerre maghrébin, dont les exploits feront vibrer pendant des décennies la jeunesse des trois pays, se réfugie au Caire en faussant compagnie à ses geôliers pendant son transfert en Corse en 1947. Il préside alors un Comité de libération du Maghreb qu’il dotera d’une charte unitaire. Il termine sa vie en 1963 dans la capitale égyptienne, auréolé d’un prestige que les masses maghrébines lui ont à tout jamais reconnu.
La conscience d’un destin commun des peuples d’Afrique du Nord se manifeste encore à l’occasion de la promulgation au Maroc, en mai 1930, d’une législation scélérate, le « dahir berbère », application directe de la politique colonialiste du « diviser pour régner ». Son objectif était de soustraire une partie de la population à la législation musulmane, en amorçant la transformation de la djémaâ (assemblée traditionnelle) en juridiction autonome. La campagne contre le dahir berbère, qui a un grand écho dans tous les milieux du Maghreb, notamment auprès des intellectuels attelés à la réforme religieuse, se traduit sur place par des incantations appelant le « Sauveur (y’a latif) » à « nous sauver des mauvais traitements du destin et à ne pas nous séparer de nos frères berbères ». Tandis que les luttes multiformes s’étendent sur le terrain, un bureau du Maghreb arabe se forme au Caire entre le Néo-Destour de Habib Bourguiba (Tunisie), l’Istiqlal d’Allal el-Fassi (Maroc) et le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj (Algérie). Son ambition, contrariée par de nombreuses manœuvres internes et externes, est la coordination des luttes jusqu’à la « victoire finale contre le colonialisme français, et l’unité ».
En 1958, alors que le Maroc et la Tunisie ont recouvré leur souveraineté (respectivement le 2 mars 1956 et 20 mars 1956), la guerre d’Algérie bat son plein, avec son sinistre cortège de ratissages militaires meurtriers sous l’euphémisme de « pacification ». À Tanger, les trois partis nationalistes (le Front de libération nationale [FLN] ayant repris le flambeau du combat algérien après la décomposition du PPA) tentent de jeter les jalons d’un projet d’unification qui, dans leur esprit, interviendrait après l’inéluctable indépendance de l’Algérie. Le détournement par l’armée française, au-dessus de l’Algérie, de l’avion conduisant cinq dirigeants algériens de Rabat à Tunis avait déjà fait avorter une conférence tripartite qui avait pour objet l’examen d’un projet de fédération nord-africaine. Auparavant l’assassinat, en décembre 1952, du leader syndicaliste tunisien Farhat Hached par l’organisation fasciste de la Main rouge – ancêtre de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) qui sévira dix ans plus tard en Algérie – avait mobilisé les militants jusqu’à Casablanca, où fut décrétée une grève générale. Parallèlement, des dizaines de milliers de personnes descendaient dans la rue pour manifester leur indignation. La déposition du sultan du Maroc Mohammed V et sa déportation à Madagascar en 1953 en font un héros populaire maghrébin, dont le nom sera donné à un boulevard dans chacune des trois capitales.
La fin de la Deuxième Guerre mondiale marque le principal moment de la rupture avec les illusions entretenues jusque-là, à des degrés divers, dans l’intelligentsia maghrébine d’une France démocratique solidement attachée aux droits de l’homme proclamés par la Révolution de 1789. Les massacres de Sétif en mai 1945 ont de douloureux échos dans les deux pays voisins. L’armée française doit y affronter les foules en colère.
« Maghreb des peuples »
À la veille du déclenchement de la guerre d’indépendance algérienne, les ultras de l’Algérie française, pour se rassurer, continuent à proclamer que « l’Algérie n’est pas la Tunisie, ni le Maroc ». Mais les hommes du terrain savent que la contagion est inévitable. Les événements qui se déroulent dans un pays ne manquent jamais d’avoir leurs répercussions dans les deux autres. Les autorités coloniales en sont conscientes. Le maréchal Juin, qui manifeste son hostilité à tout changement en Tunisie et au Maroc, l’explique par sa crainte de compromettre les « intérêts français » au Maghreb, promu première ligne de défense du monde libre contre le communisme.
La même rengaine reviendra pendant la guerre d’Algérie. « Depuis que j’ai eu l’occasion de vous entretenir […] des préoccupations que m’inspirait l’évolution de la situation dans l’Est constantinois, celle-ci ne s’est pas améliorée. Les incidents se sont multipliés. Autour des fellaghas qui traversent la frontière [tunisienne], viennent s’agripper des éléments locaux, venus parfois de loin. L’armement et l’audace de ces petites bandes fortes parfois de plusieurs dizaines d’hommes vont s’accroissant […] Si depuis deux ans et demi, nous avons fort heureusement pu échapper aux tribulations de nos voisins, j’ai le sentiment que nous sommes exposés à les connaître prochainement si nous ne pouvons maîtriser les premiers désordres, alors qu’ils sont, heureusement encore, localisés », écrit le gouverneur de l’Algérie Roger Léonard le 26 octobre 1954, moins d’une semaine avant la Toussaint, à Jacques Chevalier, maire d’Alger promu secrétaire d’État à la guerre à Paris, en reconnaissant l’interpénétration des luttes.
Mais, comme avant lui ses collègues au Maroc et en Tunisie, il répète : « La question algérienne n’est pas politique mais économique. » Fatale erreur. Les Maghrébins, qui aspiraient à reprendre leur destin en main, ne pouvaient se résigner à être traités en « ventres creux » qu’il suffirait de remplir pour les « calmer ». En 1952, des groupes armés tunisiens, appelés fellaghas (bandits de grands chemins) par les autorités coloniales, prennent le maquis, concrétisant une menace que Bourguiba ne voulait brandir que pour ne pas avoir à s’en servir. Lassé par les tergiversations des « prépondérants » du protectorat, et placé face à l’impatience de ses militants, désormais prêts à le prendre au mot et à prendre les armes, le leader du Néo-Destour envisage la perspective d’une lutte armée, « au cas malheureusement probable où la France s’obstinerait à refuser tout compromis honorable et substantiel ».
C’est la même soif d’agir des militants qui pousse Mohamed Boudiaf, à la tête du Comité révolutionnaire d’unité d’action crée en mars 1954, à réunir les « 22 » pour accélérer les préparatifs de l’insurrection algérienne et surmonter ainsi l’immobilisme du PPA-MTLD, paralysé par une crise au sommet. Même si l’embrasement simultané des trois pays, préconisé par le Comité de libération du Maghreb, ne dure qu’un temps, les combattants algériens trouveront en Tunisie et au Maroc des sanctuaires militaires et des tribunes diplomatiques qui se révéleront précieux tout au long de leur lutte. Le bombardement du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef par l’armée française, en 1958, est un temps fort de la solidarité, malgré les divergences apparues entre-temps sur les moyens et les méthodes de conduite des combats.
De cette longue histoire, cinquante ans après les indépendances nationales, l’aspiration à un « Maghreb des peuples » reste vivante dans la conscience populaire. Malgré les tendances isolationnistes à l’œuvre chez les uns et les autres, et leurs appels du pied à une Europe qui n’a jamais considéré l’Afrique du Nord que comme un marché et une terre de missions.