L’exode massif des talents appauvrit le football africain. Mais son élite expatriée ne bouscule pas la hiérarchie mondiale.
Lundi 10 janvier, sur la scène de l’Opéra House de Zurich, Joseph Blatter, le président de la Fifa, annonce, devant un parterre d’invités et d’envoyés spéciaux, le nom du footballeur élu « Fifa Ballon d’Or France Football 2010 » : l’Argentin Lionel Messi, meilleur joueur du monde. Il devance ses deux coéquipiers du FC Barcelone, Andres Iniesta et Xavi. Arrivent ensuite le Hollandais Wesley Sneijder, l’Uruguayen Diego Forlan et le Portugais Cristiano Ronaldo. L’Ivoirien Didier Drogba, avec 1,68 % des suffrages (contre 22,65 % à Messi) pointe à la 9e place ; le Camerounais Samuel Eto’o est douzième et le buteur ghanéen Asamoah Gyan est dix-huitième.
Sur les vingt-trois joueurs classés, il y a cinq Sud-Américains, quinze Européens et… trois Africains. C’est encore une belle claque pour les zélateurs inconditionnels du football africain. Samuel Eto’o, élu par ailleurs meilleur joueur africain de l’année 2010 (il l’a été en 2003, 2004 et 2005), est sur la brèche depuis les jeux Olympiques de Sydney en 2000 et Didier Drogba évolue au top-niveau depuis 2004 et, à plus de 33 ans, est « amorti ». Ces deux attaquants masquent des réalités peu enthousiasmantes. À l’exception des académiciens ivoiriens (Yaya Touré, Kolo Touré et autre Gervinho), les joueurs de niveau mondial ne sont pas légion en Afrique.
Si l’usure de l’âge peut expliquer le crépuscule de certaines vedettes du ballon d’Afrique, elle n’est pour rien dans l’évidente pénurie actuelle de « phénomènes ». La situation relève du paradoxe : jamais il n’y a eu autant de joueurs expatriés, de professionnels africains en Europe, et rarement il y a eu si peu de cracks dans la lignée des immortels Larbi Ben Barek, Rachid Mekhloufi, Eusebio Da Silva, Salif Keita, Chérif Souleymane, Laurent Pokou, Théophile Abéga, Roger Milla, Tarak Dhiab, Rabah Madjer, Abedi Pelé, Joseph-Antoine Bell et autre George Weah (élu par la Fifa, numéro un mondial en 1995). Une première raison à ce paradoxe vient à l’esprit : l’exode prématuré et massif des talents.
En Afrique, jusqu’à la fin des années 1980, l’itinéraire d’un joueur doté de bonnes jambes et de bonne fortune le conduit de son village à un grand club de la capitale. Qui finit par le « vendre » en Europe. Jusqu’à son départ pour l’étranger, notre jeune surdoué a largement le temps de faire ses classes dans les compétitions locales ou internationales (Coupes d’Afrique des clubs ou des nations, Coupe du monde). Il se forge un palmarès national. Et ce qu’il conserve de son enfance, c’est l’amour du foot pour le foot. Jamais, pour un joueur aussi célèbre que Milla, le football ne fut un véritable travail, la corvée à accomplir pour « faire un résultat » ou justifier un cachet.
Par les temps qui courent, le foot est devenu une industrie d’exportation, qui dédaigne le marché intérieur. Et afin d’assurer un drainage continuel de joueurs, cette industrie s’est intéressée au marché africain et l’a élargi. Elle réclame moins de joueurs confirmés mais plus de jeunes talents, qui coûtent moins cher à l’achat et rapportent plus à la vente. Cette « matière première » est fournie directement par le football de rue, les clubs de quartier ou les… centres de formation, de plus en plus en vogue. L’Afrique se fait ainsi « vampiriser » par une armada de « maquignons » qui organisent un véritable marché du muscle avec la complicité de dirigeants véreux ou de parents sans scrupule.
Conséquences de cette fuite de talents : les promesses que l’on peut entrevoir chez des jeunes supérieurement doués se réalisent rarement parce que, dès leur arrivée dans les clubs pros, leur personnalité est broyée par la machine de l’arrivisme et de l’individualisme. Combien de surdoués du foot n’a-t-on pas « assassinés » de la sorte ? Nombreux sont les champions du monde des moins de 17 ans qui ont connu l’échec parmi les professionnels. Pour un Eto’o, un Yaya Touré ou un Seydou Keita qui ont réussi à s’en tirer dans l’entreprise du professionnalisme, combien, espérant suivre les chemins des vedettes proclamées et acclamées par le petit écran, se retrouvent à 20 ans, désenchantés, amers et, surtout, sans métier, prêts à accepter toute offre d’employeurs dont ils sont à la merci. « Pour les jeunes Africains, affirme l’ancien meneur de jeu du F.C. Nantes, le Tchadien Japhet Ndoram, c’est un rêve, un merveilleux rêve de gosse d’aller tenter sa chance Europe. Alors, quand j’explique qu’il faut travailler très dur pour réussir, on me regarde de travers. On interprète mal mes conseils. C’est si beau, si facile, le foot à la télé ! »
Un Roger Milla ou un Abedi Pelé ne sont pas les produits d’une école de football. Il n’en existait pas à leurs débuts dans leurs pays. Si leurs premiers entraîneurs avaient apprécié leur valeur en fonction de leur force physique, ils n’auraient jamais été présentés aux entraîneurs de grands clubs. Tous trois, comme d’ailleurs la plupart des footballeurs africains de leur génération, ont joui de la liberté de jouer offensivement. Ce qui leur a permis de surclasser leurs rivaux et de devenir des vedettes du ballon.
En Afrique, hélas, l’ère de l’empirisme a cédé à celle du « football dit moderne », que prêchent les professeurs d’éducation physique locaux « spécialisés » dans le foot et, surtout, les techniciens européens importés par vagues. À cause d’eux s’est instauré, avec la bénédiction des dirigeants, le culte de la préparation physique. Le football, c’est désormais un travail ingrat et dur que les joueurs, jeunes ou non, doivent accomplir dans l’ordre et la discipline. La joie de jouer est le dernier souci des entraîneurs, qui donnent la priorité au physique et privilégient les duels musclés et le combat aux dépens du déséquilibre collectif de l’adversaire et de la construction. Faut-il, dès lors, s’étonner que l’Afrique produise de moins en moins d’artistes du ballon et, surtout, d’attaquants de classe mondiale et qu’elle fournisse, de plus en plus le marché européen – très demandeur – en combattants (citons, parmi ceux-ci, Michaël Essein, Mamadou Diarra, Didier Zokora, Michaël Obi, Sulley Muntari ou encore Achille Emana…)
Faire de l’argent tôt et vite, tel est l’objectif de la majorité des expatriés (n’est-ce pas Yaya Touré, Aruna Dindane et autre Baky Koné…), qui n’hésitent pas à rompre prématurément avec leurs racines et leur environnement pour émigrer. Si les sélections du passé, Cameroun, Nigeria, Ghana, étaient formées à 100 % de joueurs qui ont joué et gagné leurs galons au pays, dans celles d’aujourd’hui, onze titulaires sur onze font carrière en Europe. Ils appartiennent à des employeurs lointains. La foule n’a plus qu’un contact physique éphémère avec ces champions. Ces idoles de circonstance – le constat vaut partout en Afrique – semblent toutes assez fâchées avec le génie. Lequel est, en football, l’aptitude à créer, inventer et à entreprendre ce qui paraît extraordinaire et surhumain. Ne rêvons plus.