Côte d’Ivoire Avec « Djekpa La You », l’amazone des savanes qui danse, chante et joue avec la même énergie donne à entendre des rythmes débridés entremêlés de mélodies épurées. Sans oublier d’appeler à la conscience du continent.
C’est une évidence : avec une voix si profonde et étendue, à l’intensité soulignée par la posture presque dramaturgique, Dobet Gnahoré compte parmi les grandes chanteuses africaines. Sa sensibilité vocale surprenante est éclairée par une écriture consciente et sert un appel au réveil du continent poignant et sans détours. « Il ne faut plus attendre/Que le bonheur vienne à toi/Lève-toi et marche vers ton bonheur/Marche et tes anges se manifesteront. » On le constate sans cacher son plaisir, aujourd’hui qu’on célèbre le demi-siècle des « indépendances inachevées ».
Option acoustique
Djekpa La You, le troisième album de l’artiste ivoirienne, affronte les grands thèmes de l’actualité comme la disparition de la forêt, la tragédie des jeunes tentés par le mirage de l’eldorado européen et ensevelis sous le sable du désert, ou le triste sort des enfants des rues. Néanmoins, la beauté de la nuit qui apaise les esprits, les paysages féeriques du terroir natal et le sourire des femmes face aux difficultés du quotidien s’invitent dans la ronde, tantôt grave, tantôt joyeuse. « C’est la magie de l’Afrique, explique l’artiste. Alors qu’en Occident il y a la richesse, on voit le malheur sur le visage des gens. Chez nous, on est plein de vie et d’amour même si le continent ne va pas bien. Le message que je porte n’est pas dû au hasard : cet album est né en Afrique pendant mes tournées et j’ai voulu y mettre d’espoir. »
Dobet Gnahoré a grandi en milieu rural sous le guide de sa grand-mère. Elle se rend à Abidjan, capitale économique, cité cosmopolite et plaque tournante de la musique internationale, et intègre la communauté artistique du village Ki-Yi Mbock, véritable structure pluridisciplinaire panafricaine. Maître percussionniste, son père Boni en est l’un des fondateurs avec la Camerounaise Werewere Liking. Ici, dans le creuset culturel de « l’ultime savoir de l’Univers » (c’est la traduction du nom du Village, tiré de la langue bassa du Cameroun), elle se met à l’école du geste et de la parole, forge ses talents dans la totalité de l’expression, apprend la danse, le chant, le jeu des instruments, le théâtre, la transcription et la signification des symboles puisés dans les rituels anciens et toujours vivants. Elle y rencontre le guitariste français Colin Laroche de Feline, avec lequel se marie en 1996. Ils forment un duo voix-guitare appelé Ano Neko (« créons ensemble », en langue dida). Comme le titre d’un premier album, publié en 2003 par le label bruxellois Contre-jour, quatre ans après le départ du couple pour Grenoble, en France.
En 2007, Dobet sort Na Afriki, qui confirme l’option acoustique de son répertoire néo-traditionnel, avec l’élargissement de la formation au Tunisien Nabil Mehrezi à la basse et à l’Ivoirien Samba Dibo aux percussions. Les concerts s’enchaînent dans le monde entier. Solaire et vibrante d’énergie, Dobet Gnahoré foule la scène avec aisance et conviction. Danseuse superbe à la coiffure afro, cette amazone des savanes et des villes d’une Afrique insoumise démarre ses spectacles avec des mouvements amples et suggestifs, ou en pinçant les lamelles métalliques de son piano à pouces. Sa gestuelle et les expressions de son visage traversé par les signes peints de la sagesse ancestrale évoquent la pitié féminine ou les ambiances jubilatoires des cérémonies populaires.
La rencontre avec le succès marque l’entrée dans la maturité artistique et la pousse à préciser son orientation. Djekpa La You en est le manifeste accompli, havre de rythmes débridés et de mélodies épurées, audace convergente des divers mondes sonores qui habitent l’Afrique contemporaine. « Avec cet album, raconte Dobet, l’option panafricaine est plus claire. Si les deux précédents avaient été l’œuvre de Colin et moi, celui-ci est le fruit du travail commun réalisé avec les autres musiciens. Il y a les influences des vieilles musiques, notamment celles de la Côte d’Ivoire de l’époque d’Ernesto Djédjé, modernisateur du style rural ziglibithy. Et le choix live aussi, comme dans mon album préféré de Busi Mhlongo, chanteuse sud-africaine interprète du genre zulù maskanda. » Première Ivoirienne à remporter un Grammy Award (janvier 2010) pour son interprétation de « Palea » (tirée de Na Afriki) en featuring avec India Arie, l’artiste interprète ses textes en plusieurs langues : dida, bambara, swahili, mina et maronga du Mozambique qui, dit-elle, « est une langue qui chante. Je suis attirée par sa musicalité, j’essaie de me l’approprier, de la rendre douce, même si je sais qu’il faudrait être né dedans pour bien le faire ». Son chant évolue d’une chanson à l’autre avec une étonnante maîtrise technique. Timbres, tonalités et motifs font tous partie d’un héritage culturel auquel Dobet Gnahoré ne manque pas de se référer : « Nous avons des valeurs qui n’existent pas ailleurs et les sages qui les transmettent sont vénérés chez nous. Nous devons les apprendre et cesser de suivre celles des autres, car la façon européenne de réfléchir n’est pas la nôtre. »
Djekpa La You, Contre-jour.