Proclamé chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2001, le culte gèlèdé, originaire du pays des Yoruba, célèbre la force ambivalente des mères. Un éloge à la femme dans l’air du temps.
Si la parité des sexes est à la mode en Occident, elle est à l’ordre du jour de la philosophie gèlèdé depuis des siècles. Jean-Yves Augel, un Français passionné par ce culte, a monté plusieurs expositions de masques utilisés dans les rituels qui lui sont consacrés. Le public a été conquis par cette intrigante société d’Afrique de l’Ouest : les femmes par la mise en valeur du prétendu « sexe faible », les enfants par les joyeux objets cimiers et ventraux aux couleurs chatoyantes, les amateurs d’art par la finesse du travail sur bois blanc. Un véritable pied de nez à l’idée préconçue selon laquelle l’art africain ne serait qu’un ensemble de pièces effrayantes. Comme le prouve l’image rassurante de l’oiseau que l’on retrouve souvent sur les masques. Ce messager des ajé (les mères) observe la communauté puis leur rapporte ce qu’il a vu. Lorsque la femme dort, son cœur se transforme en oiseau et garde ainsi un œil sur la société. C’est pourquoi les ajé sont également appelées « oiseaux de nuit ». On retrouve, par ailleurs, les nombreux symboles et traits caractéristiques de l’esthétisme yoruba, comme les yeux globuleux en amande, la bouche fermée ou les scarifications. Il s'agit d'un culte complexe, sur les plans aussi bien mystique qu’esthétique, qui fait découvrir un art africain à l’histoire passionnante ainsi que son éloge à la femme.
Un pouvoir incontestable
Pour comprendre la philosophie gèlèdé, il faut retourner à Ketu, l'un des plus anciens royaumes yoruba au milieu du xviiie siècle, situé dans l'est du Bénin actuel. Les hommes qui ont usurpé le pouvoir à une société alors matriarcale n’ont de cesse de chercher le pardon des femmes. Ainsi naît le culte à la toute-puissance de la mère ancestrale. En donnant la vie, elle maîtrise ses mystères insondables pour l’homme et en devenant sorcière, elle sème le désordre et reprend la vie. Mi-bienfaitrice mi-malfaisante, cette force ambivalente inspire à la fois crainte et adoration. Certes, l’autorité politique revient à l’homme, mais étant simultanément objet d’adoration du culte et tête dirigeante du pouvoir spirituel, la suprématie de la femme reste incontestable.
La grande prêtresse Lyalashé, qui est à la tête du culte gèlèdé, représente la femme omnipotente, incarnation de la divinité sur terre. Elle est détentrice de grands pouvoirs : elle prépare, codifie et vérifie les cérémonies, rejette les masques, donne les ordres aux sculpteurs et danseurs et est également concertée pour tous les sujets du quotidien villageois. Reflet de la mauvaise conscience masculine, les cortèges des masques rituels sont voués à apaiser la colère des ajé et ainsi assurer la stabilité et l’harmonie sociale. « Le gèlèdé est le secret des femmes, nous, les hommes, sommes seulement leurs esclaves. Nous dansons pour apaiser nos mères. » (1)
Dans leur volonté de rendre les ajé favorables, seuls les hommes peuvent danser et porter les masques des divinités, toutes féminines. Parés d’attributs et de vêtements de femmes, les danseurs deviennent esprits. N’étant plus des humains, aucune parcelle de leur peau ne doit être visible quand, aux rythmes des percussions et du chant des chœurs, les esprits se mettent à danser en l’honneur des ajé.
Vices et vertus
Du soir au petit matin, les masques sortent, traditionnellement par pair, selon un ordre très précis. Au milieu de la cérémonie, comme un entracte, les masques animaliers, ayoko, incarnant les vertus et vices des mortels, arrivent bruyamment et distrayent l’assistance de leurs facéties. À l’image du masque chien qui, refusant de vider les lieux, se fait expulser à bras-le-corps par une matrone sortie tout droit de l’assistance. Une façon bien sentie de rappeler le pouvoir de la femme-mère ! Ce n’est qu’à la fin de la nuit que sort le masque Efé, représentant de Yemoja et médiateur auprès des ajé. Principale divinité féminine yoruba, elle exerce un contrôle sur la société (naissance, maladie, décès…) et est traditionnellement représentée comme une femme ménopausée. Ne pouvant plus donner naissance, elle est dotée de pouvoirs de sorcellerie. Seul masque à pouvoir parler, Efé est le point culminant et le point final de la cérémonie.
L’aspect religieux du culte a, peu à peu, été laissé aux traditionnelles cérémonies nocturnes. Au milieu du xxe siècle, le rituel évolue avec la naissance de masques articulés et l’apparition de cérémonies diurnes, populaires dans le Bénin rural. Ces manifestations voient sortir des masques de plus en plus sophistiqués qui mettent en scène le quotidien avec réalisme et humour. Souvent satiriques et illustrant tous les événements de la vie sociale, les masques gèlèdé, au-delà de la dimension esthétique, font passer de véritables messages (lutte contre l’eau contaminée, le VIH…). Ils restent très ancrés dans la vie ordinaire et spirituelle de la société yoruba, encore principalement agricole.
Forme populaire qui puise sa créativité contemporaine dans la tradition religieuse, le culte gèlèdé est ainsi à mi-chemin entre l’art, la mythologie et la religion. En réalité, bien qu’étant une des rares sociétés dirigées au plus haut niveau par une femme, le quotidien est encore loin de la philosophie gèlèdé.
Les villageois se soucient peu des notions de parité
et de féminisme
de l’Occident.
(1) « Étude des masques
gèlèdé », Ulli Beier, in Études dahoméennes, 1966.