Arrivé au sommet par un coup d’État dont il n’était pas l’instigateur, Robert Guéi sera emporté à la suite d’un autre putsch auquel il était étranger. Destin peu commun d’un militaire au costume cravate qui, même mort, continue de diviser le pouvoir ivoirien.
Dans l’histoire tumultueuse récente de la Côte d’Ivoire, une date est à retenir : le 23 décembre 1999. Ce jour-là, un soldat en tenue camouflage, coiffé d’un béret vert, apparaît sur les écrans de la télévision nationale pour annoncer la chute du président Henri Konan Bédié et sa prise de fonction comme président d’un Conseil militaire de salut public. Cet officier, c’est le général Robert Guéi, bien connu des Ivoiriens pour avoir été chef d’état-major des armées sous Houphouët-Boigny et Konan Bédié, avant de tomber en disgrâce, accusé d’avoir fomenté un coup d’État.
En réalité, l’officier s’est fait remarquer deux fois dans la Côte d’Ivoire de l’après-parti unique. La première, en 1991, lorsque ses forces para-commandos de l’unité Firpac créée par ses soins effectuent une descente musclée sur le campus universitaire de Yopougon, fief des contestations estudiantines, où des exactions, viols et vexations diverses sont commis contre des étudiants. L’opposition emmenée par Laurent Gbagbo, dont le parti FPI dispose de nombreux relais sur les campus, s’empare de l’affaire et exige une enquête. Sous la pression d’organisations internationales des droits de l’homme, Houphouët crée bien une commission, mais, à la surprise générale, Robert Guéi n’est pas sanctionné. Gbagbo organise une manifestation géante pour exiger des sanctions. Celle-ci, très violente, est tout aussi violemment réprimée par le pouvoir. Le leader du Front patriotique ivoirien est arrêté, jugé et condamné à la prison ferme, et ne retrouve la liberté que sur décision d’Houphouët.
On retrouve le général en première ligne, trois ans plus tard, sous Bédié qui vient de succéder à Houphouët décédé. Dans son face-à-face avec Ouattara, qu’il veut absolument éliminer de l’espace politique ivoirien pour lui avoir tenu tête au moment de l’application de l’article 11 de la constitution d’alors qui faisait du président de l’Assemblée nationale le successeur automatique du président de la République, en cas de vacance du pouvoir, Bédié réquisitionne l’armée pour qu’elle mate toute insurrection de Ouattara rejoint par Gbagbo au sein d’une alliance. Le général rechigne à sortir la troupe pour régler ce différend politique, exigeant du chef de l’État velléitaire qu’il signe un ordre écrit, lequel le couvrirait, en cas de dérapages, sait-on jamais. L’acte, salué par l’opposition politique, redore le blason de ce saint-cyrien devant ses compatriotes, mais a contrario, suscite le courroux de Konan Bédié. Le chef d’état-major sera désormais surveillé comme de l’huile sur le feu, et Bédié le soumettra fréquemment à différentes humiliations, sous prétexte qu’il aurait programmé un coup d’État. Pour l’éloigner de la troupe, il le nomme au gouvernement et créé par la suite pour lui, non sans ironie, un ministère du service civique. L’officier, envoyé en retraite en 1997 avant l’heure, se retranche dans sa zone natale frontalière du Liberia. C’est pendant sa retraite que des jeunes soldats mutins, surpris par la facilité avec laquelle ils ont chassé Bédié du pouvoir, viennent le chercher pour assumer les charges suprêmes.
Dans un climat politico-social explosif où étaient rassemblés tous les ingrédients d’une prochaine guerre civile entre partisans de Bédié au sud et ceux de Ouattara dans le nord, le coup d’État que revendique Guéi est accueilli avec soulagement. Gbagbo, porté en triomphe par les soldats à son retour de Libreville où il se trouvait en mission, le trouve salutaire pour la démocratie. Ouattara rentre d’exil. Les responsables de son parti que Bédié avait fait jeter en prison recouvrent la liberté. Guéi contente tout le monde, en assurant qu’il est juste venu balayer la maison et que contrairement à ce qui se passe dans la sous-région, selon ses propres termes, le pouvoir ne l’intéresse pas.
Mais rapidement le général renie son serment. Il apparaît de moins en moins en uniforme militaire et de plus en plus en costume cravate. Ayant pris ses distances avec le RDR d’Alassane, il est plus à l’aise avec Laurent Gbagbo, le « frère du village ». Selon des informations délivrées plus tard par le camp Guéi, Gbagbo aurait signé un deal avec le général du type « Nous deux sommes des frères, allons-nous laisser un étranger nous gouverner ? ». Gbagbo n’a jamais admis l’existence d’un tel marché certes, mais le comportement des acteurs à cette époque finit par convaincre l’opinion. Un proche de Gbagbo est son conseiller militaire, et lorsque le général engage la bataille pour réformer la constitution et la rendre encore plus stricte au niveau des conditions d’éligibilité susceptibles de barrer la route à Ouattara, les thèses radicales défendues en sous-main par le FPI passent comme une lettre à la poste. Le général, qui était venu mettre un terme à l’ivoirité de Bédié qui avait sapé l’harmonie sociale et émietté la nation, se transformait en « Ivoiritaire en chef ». Le débat politique en Côte d’Ivoire se limitait désormais au fameux « et » et « ou », à savoir, pour être éligible à la présidentielle il faut être ivoirien de naissance, « né de père et de mère eux-mêmes ivoiriens d’origine » (cher aux défenseurs de l’ivoirité) ou « de père ou de mère » (formule défendue par les pro-Ouattara). Les débats sur cet article 35 de la nouvelle constitution à élaborer expriment, à ce jour, les pires moments de la vie politique ivoirienne. Tout y passe, des proches du FPI suggèrent que les conditions de nationalité du candidat à la présidence soient étendues à l’épouse de ce dernier, qui doit aussi être ivoirienne bon teint. Il est clair que l’article est dirigé directement contre Ouattara soupçonné depuis longtemps d’être burkinabé et dont l’épouse est plutôt française « teint clair » donc dangereux. Dans un premier temps, le général donne le sentiment d’alléger les restrictions qui ont déjà coûté son poste à Bédié. Le texte originel du projet de constitution mentionne bien « né de père ou de mère ivoirien d’origine ». Mais, alors que la campagne pour le référendum est déjà lancée depuis deux jours et que les différents leaders ont appelé à voter oui, Guéi sort de son chapeau un décret rétablissant le « et ». Les ennemis de Ouattara exultent. Le référendum organisé par la junte militaire est un précurseur des élections qui vont suivre. Des Ivoiriens sont rayés des listes électorales pour patronymes non conformes. Les « ivoiriens 100 % », généralement ceux du sud se transforment en contrôleurs de pièces d’identité d’individus au faciès suspect et empêchent les « mauvais » ivoiriens de voter.
Le pire est à venir. Pour invalider la candidature de Ouattara et de Bédié écartés, le premier pour identité douteuse et le second pour non-résidence continue en Côte d’Ivoire, Guéi décrète l’état d’urgence et le couvre-feu. Les frontières sont fermées. Le général, qui a échoué à se faire investir candidat du parti de Bédié, se déclare finalement « candidat du peuple ». D’anciens militants de Bédié, y compris le ministre de la Justice de l’exilé qui était parmi les plus fervents soutiens de l’ivoirité, le suivent dans cette aventure périlleuse. Naïvement, le général croit que Gbagbo le laissera passer tranquillement. Erreur ! le politicien, qui a bien compris qu’une telle occasion ne se représentera probablement plus, travaille à récupérer les mécontentements populaires générés par les exactions des militaires durant la transition de Guéi. Les populations, excédées par les agissements de ceux que Guéi nomme ses « jeunes gens » rassemblés dans des unités aux noms évocateurs « La Camorra », « Brigade rouge » en ont assez des politiciens en kaki. L’élection que le général rêvait en partie de plaisir « juste pour enlever le mot putschiste qu’on lui colle partout » confiait-il, tournera au drame. Flairant sa perte, il dissout la commission électorale et se déclare vainqueur. « Dans un grand élan de maturité et de solidarité, annonce-t-il sur les ondes en direction de son peuple, vous venez d’accomplir votre devoir de citoyen dont le résultat fait de ma modeste personne, le premier président de la deuxième république ». Gbagbo sort de sa cachette et annonce, lui aussi sa victoire. En habitué des manifestations de rue, il fait sortir ses partisans qui affrontent l’armée de Guéi. Celle-ci jette définitivement l’éponge, lorsque la gendarmerie se rallie à Gbagbo. En hélicoptère, le général survole une dernière fois Abidjan où il peut réaliser que la partie est finie.
Retranché à nouveau sur ses terres de l’ouest montagneux, il se laisse convaincre de rejoindre Abidjan où se tient un forum dit de réconciliation nationale. Avec sa formation politique qu’il a créée, l’UDPCI (Union pour la démocratie et la paix en Côte d'Ivoire), il tente de reprendre la main, mais ses relations avec le pouvoir Gbagbo se détériorent. Furieux, il lance son célèbre « quel est donc ce chef d’État qui se transforme en boulanger pour rouler tout le monde dans la farine ? » Peu de temps après, dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, un coup d’État manque d’emporter le régime Gbagbo. Dès les premières heures, le chef du parti de Gbagbo, pascal Affi N’Guessan, annonce que l’instigateur en est le général Guéi. La suite est macabre : le corps sans vie du général est retrouvé au milieu d’herbes folles dans le quartier de Cocody. Arrivé au pouvoir par un coup d’État dont il n’était pas l’instigateur, Guéi sera emporté à la suite d’un autre putsch auquel il était étranger. Mais, bien avant, il avait eu le temps de déclarer partout, que Ouattara était bel et bien Ivoirien. Huit ans après son assassinat et celui de son épouse et de sa garde rapprochée, ses meurtriers courent toujours. Gbagbo, quant à lui, vient de nommer le plus malléable d’entre ses fils dans son gouvernement non reconnu par la communauté internationale, à un poste, les sports, qu’occupa autrefois son père, sans solde. Pendant que l’héritier politique du général, Mabri Toikeusse, fait partie de la coalition ayant porté l’ennemi juré de Gbagbo, Alassane Ouattara au pouvoir. Même mort, Robert Guéi continue de diviser…