Côte d’Ivoire Le roué et patient Gbagbo serait-il en train de gagner une partie entamée il y a trois ans ? Après avoir nommé le chef de la rébellion premier ministre et lui avoir laissé le temps de se discréditer dans son camp, il ajoute chaque jour un peu plus de pression pour le pousser à la démission. Un jeu très dangereux.
Les carottes sont-elles cuites pour le chef des Forces nouvelles (nouveau nom de la rébellion ivoirienne) Guillaume Soro ? Il avait été nommé premier ministre fin mars 2007 par la volonté du président Laurent Gbagbo, désireux de s’affranchir des interventions de la communauté internationale pour résoudre la crise née du coup d’État raté de septembre 2002 et muée en rébellion armée depuis lors. Trois ans plus tard, Soro apparaît fortement ébranlé.
Les ruses du « boulanger »
« C’était prévisible », s’emporte un membre de la direction des Forces nouvelles qui, comme la plupart des ex-rebelles, avait affiché beaucoup de méfiance à l’égard de l’offre de Gbagbo et de son acceptation par leur chef. Pour eux, le président est « un boulanger qui veut rouler tout le monde dans la farine », disent-ils, reprenant à leur compte la formule de l’ancien président Robert Guéi tué au lendemain du putsch manqué de 2002, dans des circonstances restées mystérieuses. Les rebelles étaient nombreux à voir dans la nomination de Soro à la tête du gouvernement une énième ruse du « boulanger » d’Abidjan pour enfariner le mouvement armé et le neutraliser après avoir échoué à le faire par les armes.
Pour son troisième anniversaire à la « primature », Soro a pu mesurer à quel point les craintes de ses compagnons d’armes étaient fondées. L’heure n’était guère à la fête dans les appartements du premier ministre, fin mars dernier. Ni même à la sérénité, en dépit des assurances affichées. Le chef du gouvernement a bien échappé à une première tentative de limogeage en février, lorsque Laurent Gbagbo a dissous unilatéralement son gouvernement ainsi que la Commission électorale indépendante, maillon essentiel du processus de sortie de crise en Côte d’Ivoire. Le chef de l’État avait alors usé d’un de ses nombreux jokers, l’article 48 de la Constitution qui lui permet de tout dissoudre à sa guise, en cas de menace grave contre la stabilité et l’intégrité du pays. Il avait reconduit Soro mais ne lui avait donné que quarante heures pour former une nouvelle équipe.
« En fait, analyse un conseiller du premier ministre, Gbagbo ne voulait pas démettre immédiatement Soro et apparaître comme celui qui avait fait échouer l’accord politique de Ouagadougou de 2007 dont découlent l’avènement de Soro et le processus transitionnel actuel. Pour contourner l’obstacle, Le premier ministre a été sommé de constituer rapidement une équipe, à un moment où l’opposition civile refusait catégoriquement l’idée même d’un nouveau gouvernement ou d’une nouvelle commission électorale. » Le premier ministre avait su se tirer d’affaire en appelant à la rescousse le facilitateur, le président burkinabè Blaise Compaoré.
Le gouvernement Soro II a vu le jour et la Commission électorale a été remaniée, avec notamment un nouveau président. Mais le projet de démettre ou de pousser Soro à la démission n’a pas disparu. La tactique présidentielle reste toujours d’avancer masqué en mettant en avant les seconds couteaux, soutiennent les rebelles radicaux.
Le premier ministre tente, depuis, de relancer le processus électoral, arrêté après la dénonciation par Gbagbo de fraudes présumées sur le fichier électoral. Il lance des initiatives pour consolider les acquis et désamorcer le contentieux concernant l’inscription sur les listes qui a pris des tournures conflictuelles ces derniers temps. Mais les partisans du chef de l’État ont entrepris de réclamer ouvertement sa démission. Là où il était question d’avancer rapidement pour organiser le scrutin, plusieurs fois déprogrammé fin avril-début mai, le clan présidentiel est monté au front pour faire durer le plaisir : il réclame le désarmement préalable des rebelles deux mois au moins avant l’élection, et la reprise de tout le processus d’inscription sur les listes électorales, dans une ambiance marquée par le retour de l’« ivoirité », une des causes de la crise.
Chute programmée
Aux inquiétudes de Soro, le président a répondu par une mise en scène apaisée : entretien en tête-à-tête avec lui le 11 avril, suivi d’une promenade des deux hommes sur la lagune Ebrié bordant Abidjan, la capitale économique du pays. Mais, dès le lendemain, les attaques du camp présidentiel reprenaient de plus belle : Soro doit désarmer ses camarades ou s’en aller, résumait l’ancien premier ministre Affi N’Guessan, le chef du parti présidentiel, le Front patriotique ivoirien (FPI), qui n’a pas encore digéré son éviction du gouvernement à la suite de la rébellion de Soro et des accords de partage du pouvoir de Linas Marcoussis-Kléber.
Les rebelles ne sont pas en reste dans cette nouvelle escalade. « Le plus inquiétant dans la situation actuelle, c’est que chaque camp parle avec assurance, comme s’il était convaincu de ses forces », soupire Diaby kamagatè, responsable d’une société de transports de la place, dont le chiffre d’affaires a chuté depuis 2002. Il y a, en effet, fort à craindre. Dans un rapport publié en octobre dernier et marginalisé par la presse des deux camps – et pour cause –, le Conseil de sécurité des Nations unies était alerté sur un fait grave : les deux parties, gouvernement et rebelles, ont régulièrement violé l’embargo sur les armes imposé au pays en 2005, en se réarmant et en se rééquipant en matériels militaires divers. « L’économie du nord du pays ressemble davantage à un système mis sur pied par les seigneurs de guerre qu’à une administration gouvernementale », notait le rapport au sujet du territoire au nord aux mains des rebelles. Dans la partie sud tenue par Gbagbo, le rapport faisait savoir : « Le gouvernement craint des manifestations d’opposition violentes dans le sud du pays, ce qui l’a incité à commencer à rééquiper certaines de ses forces de sécurité en matériels anti-émeutes, et pourrait l’amener à importer des armes dans un avenir proche. » Pour beaucoup d’observateurs, cet avenir proche est déjà atteint, et les forces gouvernementales disposeraient à présent des moyens militaires qui lui avaient fait défaut au début de la crise.
Les hostilités reprendront-elles ? Dans les deux camps, on fait mine d’ignorer les mouvements militaires en cours. Mais celui qui aurait le plus à perdre, si la solution militaire revenait sur le tapis, ce serait encore Soro, dont l’autorité au sein de la branche militaire des Forces nouvelles n’est plus évidente depuis longtemps. Son prestige au sein de la classe politique civile ayant lui aussi été écorné, il faudra désormais au premier ministre, connu pour son agilité politique et sa capacité à rebondir, un heureux concours de circonstances pour enrayer la chute programmée.