L’indépendance signifie le rejet d’un statut, le bouleversement d’un ordre établi. Elle est une révolution. L’Afrique devra s’y résoudre !
Quand un Africain introduit à l’histoire de l’humanité s’interroge sur les cinquante années d’indépendance des pays africains de l’aire francophone, il ne peut que se réjouir que 1960 ait constitué une étape importante dans la marche vers un humanisme universel toujours à construire. Cet intellectuel africain ne peut oublier que 1960 a mis un terme définitif à l’omnipotence du mépris racial et culturel qui fonde l’esclavage et la colonisation, ce que Nkrumah reconnaît en cette phrase saisissante : « Un peuple qui n’est pas gouverné par ses fils est informe et absurde. »
Le système esclavagiste prolongé dans un régime colonial devait cesser. Il était dégradant et méprisant. L’indépendance proclamée y a mis un terme peut être relatif. Mais elle y a mis un terme que l’Histoire précisera.
C’est à mon avis la seule vraie signification positive de nos indépendances. D’autres aspects sont moins convaincants. Je ne dis pas que l’on n’ait enregistré aucun progrès.
Hier, pas d’universités, peu d’ingénieurs, peu d’infrastructures.
Tout cela a bien changé.
Mais ce qui n’a pas changé et qui paraît grave, c’est la prise en charge par les Africains d’un système économique qui les maintient dans la dépendance.
Ce qui n’a pas changé, c’est la permanence malfaisante des concepts et des mots trompeurs : division internationale du travail, intégration au marché mondial, etc.
Ce qui n’a pas changé, c’est le style de commandement, de gestion des affaires publiques, c’est le mimétisme permanent du mode de vie de l’ancien maître.
Cinquante ans d’indépendance n’ont donc pas fait varier d’un pouce le pacte colonial dans son esprit, ses structures et ses vicieuses conséquences de matières premières fournies à bas prix par l’Afrique qui reçoit en retour, à coût très élevé, des produits de toutes sortes, nécessaires ou non à son développement.
Aimé Césaire nous avait avertis : « Il est temps de mettre à la raison ces nègres qui croient que la révolution, ça consiste à chasser le Blanc et, en ses lieu et place, je veux dire sur le dos du nègre, à faire le Blanc. »
Commémorer un demi-siècle des indépendances africaines doit être l’occasion d’un regard lucide sur des visions étriquées, rapides, superficielles d’un avenir dicté par la peur qu’éprouve une métropole de mettre en péril ses intérêts économiques et financiers et son influence considérable dans la conduite des affaires du monde.
Alors, il faut en déduire la nécessité d’inventer le courage de proposer une autre coopération avec tous les États du monde en commençant par donner vie et crédit à des espaces économiques et culturels porteurs de réelles chances de développement solidaire.
Il faut inventer le courage de profiter de coopérations stratégiques pour produire plus avantageusement des biens et échanger dans un marché prioritairement africain dont les besoins, pour des millions de consommateurs, restent une vraie possibilité d’expansion économique.
Les réjouissances du cinquantenaire seront toujours bienvenues et nul ne s’en privera. Mais, au-delà, il est voulu un horizon de relèvement audacieux, de dignité retrouvée, de vie quotidienne moins aléatoire. Il est nécessaire à cette occasion de susciter une réflexion de première qualité rassemblant intellectuels avisés, opérateurs économiques, acteurs de développement et leaders politiques reconnus et respectés. Cette réflexion devra montrer les progrès, les déficits majeurs des cinquante années de souveraineté limitée qui viennent de s’achever. Elle devra surtout relancer l’espoir en une coopération internationale autrement vécue et autrement gérée parce que privilégiant les grands ensembles africains mis à mal par les indépendances « octroyées » à une mosaïque de minuscules entités satellites. Elle devra offrir des pistes de sortie d’impasses constituées par une division internationale du travail dans un marché mondial où l’Afrique compte pour très peu alors que son marché intérieur reste la première chance de production de biens et d’échanges rémunérateurs pour chacun des États du continent.
La commémoration du cinquantenaire des indépendances africaines aura ainsi été marquée non seulement par la fête joyeuse et les parades militaires impressionnantes mais aussi par une réflexion valorisante porteuse d’un engagement d’authentique solidarité pour un développement redéfini et un partenariat réorienté.
L’expérience de ces cinquante années vécues dans la continuité coloniale, dans l’improvisation et malgré de louables efforts nous a permis d’apprendre certaines leçons que le monde nous donne la chance d’appréhender.
Nous n’étions pas seuls il y a cinquante ans à connaître une situation d’économie de traite ou une agriculture primaire. Aujourd’hui, des pays d’Asie que l’on pouvait comparer aux nôtres ont accompli un parcours qui nous fait rêver. Quel a été leur secret ?
Si nous acceptons un examen honnête de ce phénomène, nous conclurons qu’il n’y a pas développement sans vision claire d’un progrès voulu, sans appropriation des techniques, sans formation accélérée des ressources humaines, sans discipline, sans travail assidu, acharné, organisé.
Le mal colonial n’est plus à démontrer et il fallait s’en affranchir.
L’improvisation, le désordre et le refus d’inventer sa propre voie constituent aujourd’hui les éléments qui doivent nous saisir, nous amener à nous révolter contre nous-mêmes et nous conduire à décider de maîtriser autrement les cinquante années à venir.
N’ayons pas peur des mots. L’indépendance signifie le rejet d’un statut, le bouleversement d’un ordre établi. Elle est une révolution.
L’Afrique devra s’y résoudre !