Il ne pouvait y avoir meilleur emblème du bilan des indépendances africaines que la statue dite de la renaissance africaine, inaugurée en grande pompe, le 3 avril 2010 à Dakar, par le président sénégalais Abdoulaye Wade.
Alors que les conditions de vie de ses compatriotes, assujettis pour près des trois quarts à la pauvreté, se détériorent dangereusement, Wade a rassemblé 18 millions d’euros (23 selon certaines sources), pour ériger une statue monumentale, plus haute que la Statue de la liberté aux États-Unis. Après un demi-siècle d’indépendance, le Sénégal en est encore à se tromper de priorités.
La vigueur avec laquelle des personnalités sénégalaises et des intellectuels opportunistes défendent cette « idée géniale » révèle le rôle trouble des élites dans l’histoire de l’Afrique indépendante. Ajoutons le fait que la stèle a été édifiée essentiellement par des non-Sénégalais et des non-Africains, les 35 % de bénéfices que le président sénégalais a décidé de s’arroger sur la gestion de l’édifice, la logistique mobilisée pour faire la fête et tenir les opposants à la statue à distance, et l’on a le cocktail de cinquante ans d’indépendance – et plus pour d’autres États.
Multiples dépendances
Le bilan des indépendances africaines n’est guère brillant. Considérée comme nation africaine jamais colonisée, l’Éthiopie qui, à l’exception de l’épisode 1936-1941, sut toujours maintenir les prédateurs à distance, aurait dû montrer le chemin (voir p. xxx). Mais, dès les années 1960, son étoile pâlit. Coup d’État, instabilité politique, révolution dévoyée en dictature, guerres successives, sécheresses dramatiques, famines instrumentalisées… Aujourd’hui, l’Éthiopie, l’un des pays les plus anciens du monde, n’est plus qu’un pays pauvre où 52 % de la population ne sait ni lire ni écrire, et où l’espérance de vie à la naissance plafonne à 41 ans. Malgré ces chiffres, le régime actuel de Meles Zenawi estime son bilan positif annonçant, à quelques semaines des élections générales, que le pays atteindra un taux de croissance économique de 10 %. Mais croissance pour qui, pour quoi ?
Autre pays considéré comme jamais colonisé, le Liberia, fondé par l’American Colonization Society en 1822 et devenu indépendant en 1847, n’a pas fait pas mieux (voir p. 40-41). Travail forcé imposé par l’élite dirigeante américano-libérienne, aux populations locales – qui n’eurent le droit de vote qu’en 1945 –, prospérité intenable fondée sur les concessions aux compagnies étrangères et, surtout, l’une des guerres civiles les plus atroces de l’histoire africaine menée par un certain Charles Taylor, avec des complicités en Amérique et en Europe. Le Liberia est désormais sous perfusion financière et alimentaire internationale.
Aujourd’hui, le désenchantement dans les pays indépendants depuis un demi-siècle voire plus est à la mesure des immenses espoirs que laissaient entrevoir la libération du joug colonial et l’accession à la pleine souveraineté. Que reste-t-il, aujourd’hui de cette liberté obtenue, dans nombre de cas, au prix de guerres sanglantes et de sacrifices divers ? Un drapeau, une devise, un hymne national ? Au fil du temps, les indépendances se sont avérées largement formelles. Dans tous les domaines, politique, économique et socioculturel, la plupart des États sont encore sous le faix d’allégeances multiples.
Sur le plan politique, nombre de régimes, notamment francophones, ne peuvent rien décider sans avoir consulté la métropole française. Ainsi est née et a prospéré l’une des organisations les plus perverses du monde, la Françafrique. Que de crimes économiques et de sang ont été commis par cette machine actionnée par des barbouzes aux ordres des pouvoirs français successifs ! Chaque dirigeant africain en a été réduit à tout mettre en œuvre pour satisfaire Paris, et bon nombre d’entre eux sont allés jusqu’à confier leur sécurité aux services secrets français. Certains ayant même été installés au pouvoir directement (à bord d’hélicoptères militaires français) ou indirectement par les services spéciaux officiels ou via des mercenaires façon Bob Denard. Leur marge de manœuvre politique se limite alors à jouer les garants de l’ordre de la France dans son pré carré. On a ainsi assisté à des scènes ubuesques où des chefs d’État du Centre ou de l’Ouest (l’Ivoirien Houphouët-Boigny, le Gabonais Omar Bongo, le Togolais Eyadema), se sont livrés bataille pour le poste très honorable pour eux, de principal interlocuteur de la France ou d’ami personnel de tel locataire de l’Élysée.
Plusieurs décennies après les indépendances, le mimétisme politique est toujours d’actualité, et la forme des systèmes politiques est toujours dessinée de l’extérieur. Dès qu’il est question de processus démocratique, on n’invoque pas des forces politiques africaines en mouvement, mais davantage le discours de la Baule du président François Mitterrand. Les dirigeants africains poussent le ridicule jusqu’à demander de l’aide financière et technique aux anciennes puissances coloniales pour organiser des élections nationales ! La société civile africaine, dont l’émergence avait paru ouvrir de nouveaux espaces et horizons, s’est laissée enserrer par les organisations de la société civile des pays européens qui lui fournissent des subsides. Résultat : les ONG africaines sont dans leur majorité sous assistance extérieure, autant enchaînées que les États.
La dépendance politique est aggravée par la dépendance militaire (voir article p. xx). L’Afrique est la région du monde où l’on compte le plus grand nombre de missions militaires de l’Onu. Ces opérations n’ont pu empêcher ni la disparition de l’État somalien, ni le génocide rwandais, ni la poursuite des guerres de prédation en République démocratique du Congo. Les conséquences désastreuses de tels transferts de souveraineté militaire à des forces agissant sous mandat du Conseil de sécurité où trônent les anciens colons se laissent aisément deviner. D’autres pays africains dits indépendants leur ont carrément confié leur politique de défense et de sécurité. La France, par exemple, dispose encore de bases militaires sur le continent, bien que le bilan de leur présence continue depuis des décennies dans des pays comme la Côte d’Ivoire ne laisse aucun doute au sujet de leurs missions réelles, à savoir préserver les intérêts français.
Faute d’avoir pu construire des systèmes de défense collective efficients, l’Afrique doit aujourd’hui faire face à la présence de forces américaines et européennes, et bientôt peut-être asiatiques, qui, sous prétexte de lutte contre Al-Qaïda au Sahara, la piraterie dans le golfe d’Aden, ou pour la surveillance maritime et aérienne des côtes africaines afin de réprimer l’immigration, construisent de nouvelles stratégies de mise au pas des régimes aux velléités nationalistes.
Économiquement, l’Afrique est en 2010 sous forte dépendance. En marge du commerce mondial où elle ne représente que 2 % de la valeur globale, le continent n’a, par ailleurs, qu’une souveraineté limitée sur ses ressources naturelles d’abord pillées par l’État colonial, puis depuis une quinzaine d’années par des multinationales tout aussi prédatrices. Pendant les premières années de l’indépendance, le produit intérieur brut (PIB) du Ghana ou de la Côte d’Ivoire était supérieur à celui des pays de l’Asie du Sud-Est. Cinquante ans après, les pays asiatiques comptent parmi les puissances mondiales émergentes tandis que l’Afrique compte trente-trois États sur cinquante-trois classés dans les « pays les moins avancés », selon l’Onu. Il faut néanmoins souligner que nombre de pays de cette région, comme la Corée du Sud, ont reçu une aide sans commune mesure avec celle versé aux États d’Afrique.
Assujettissement financier
Chez la plupart d’entre eux, l’élaboration des politiques économiques par les gouvernements est de pure forme. La conception des schémas censés conduire à la croissance puis au développement est faite par les « experts » du FMI et de la Banque mondiale, qui définissent jusqu’à la taille de l’administration et déterminent les entreprises à sortir du patrimoine public au profit des multinationales des pays occidentaux. Dès l’effondrement dans les années 1980 des cours des matières premières, dont la relative bonne tenue avait assuré la croissance économique des États post-indépendance, les institutions de Bretton Woods leur ont prescrit des programmes d’ajustement structurel (Pas) destinés pour l’essentiel à rembourser de faramineux services de la dette extérieure au détriment du développement. Les Pas tiendront lieu de politiques économiques. Aujourd’hui encore, la souveraineté économique de la plupart des États africains se limite à confectionner des « cadres stratégiques de réduction de la pauvreté » conformes aux exigences des institutions financières internationales. Ou encore à brader aux multinationales leurs ressources naturelles ou leurs productions agricoles dont les prix sont fixés à Londres, Bruxelles ou New York.
Les ex-colonies françaises « brillent » encore par une curieuse singularité : leur maintien dans la zone franc CFA ! Elles ont cédé leur souveraineté monétaire au Trésor de France, dans un système de parité garanti par des bons du trésor français, commun à quatorze pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre, dont la Guinée-Bissau qui a obtenu son rattachement en 1997. Ce système fonctionne de façon si opaque que seule la France connaît le montant des fonds de la zone franc CFA et franc comorien placés sur les comptes d’opération, ainsi que leur niveau de rémunération ! Le rattachement du franc CFA à la monnaie européenne à partir de 1999, n’a rien changé à la donne, purement technique, il a gardé en l’état les accords conçus par la France.
Si, périodiquement, les leaders africains envisagent la sortie de leur pays de la zone franc, tel le président Wade il y a peu, ils hésitent en raison de deux facteurs : l’essentiel des échanges de la zone s’effectue avec les pays de l’Union européenne, et la transférabilité de la monnaie fonctionne comme garantie pour les investisseurs étrangers. Cependant, l’entrée en force de nouveaux acteurs dans les rapports économiques avec l’Afrique pourrait bientôt changer la donne et ouvrir de nouvelles options pour le recouvrement de la souveraineté monétaire… en attendant la monnaie unique africaine, objectif fixé par l’UA pour 2021 !
Dépendance culturelle, aussi. La plupart des images de l’Afrique sont produites par les télévisions européennes, qui imposent l’afropessimisme comme horizon aux jeunes africains et découragent les investisseurs extérieurs potentiels. Les dirigeants africains apportent leur caution à cette entreprise en achetant au prix fort des plages de publicité personnelle dans ces médias, délaissant les médias locaux qui dépendent aussi d’agences de presse occidentales aux mains de lobbies divers. Ces mêmes dirigeants africains sont plus prompts à dérouler le tapis rouge devant des journalistes de l’ex-métropole et à quémander des temps d’antenne qu’à soutenir le développement de médias nationaux.
Indépendances politiques dévoyées, souverainetés économiques confisquées, dépendances culturelles entretenues, faut-il désespérer de l’Afrique indépendante ? Si la liste des échecs accumulés est longue, des raisons de croire en une reprise en main par les Africains existent. En dépit des conflits ici et là, des coups d’État militaires, des successions dynastiques encouragées pour garantir la continuité du pacte colonial, des histoires de succès existent aussi. An nord de l’Afrique, la Tunisie a su s’affranchir de toute tutelle extérieure pour conduire par elle-même son destin, avec les performances économiques et sociales déparant de l’ensemble. Le Botswana, cité par les institutions de Bretton Woods comme un exemple de bonne gouvernance, ou l’île Maurice, exemple d’intégration réussie à l’économie mondiale, constituent autant de raisons d’évacuer tout fatalisme.
Afroptimisme
Même dans les pays classés très pauvres, la situation est loin d’être figée. Le Burkina est parvenu à stabiliser son économie, à relancer sa production cotonnière, à développer une industrie culturelle notamment cinématographique qui fait école. Le Mali, malgré la modicité des moyens budgétaires, a entrepris sous Alpha Oumar Konaré puis avec Ahmadou Toumani Touré de grands chantiers d’infrastructures qui, en désenclavant le pays, ont amélioré la productivité et facilité l’écoulement des productions. Le Malawi, menacé de famine il y a une décennie, est exportateur net de produits agricoles, grâce à une politique plus clairvoyante et plus indépendante des recettes du FMI. Même la Côte d’Ivoire, aujourd’hui instable, a été pendant longtemps une locomotive de l’activité économique dans toute l’Afrique de l’Ouest. Au Nigeria autrefois victime de pouvoirs militaires médiocres, l’entrepreunariat local est en plein développement, comme peuvent en témoigner, notamment, l’internationalisation des banques nigérianes ou les succès de son industrie audiovisuelle.
Le dynamisme et la créativité africains dans les secteurs nouveaux, comme les technologies de l’information et de la communication ou les télécommunications, ont apporté un cinglant démenti aux tenants de l’afropessimisme. Des transnationales africaines se sont formées et s’imposent face aux majors mondiaux. Les diasporas africaines dans le monde sont aujourd’hui plus engagées dans le devenir du continent, notamment à travers les transferts de fonds qu’elles effectuent en Afrique. Il s’agit de mieux canaliser ces flux financiers qui dépassent désormais les volumes d’aide au développement.
Chaque génération ayant une mission précise à remplir, l’actuelle devrait avoir à cœur de continuer, sous d’autres formes, le combat mené pour les indépendances par les Nasser, N’Krumah, Lumumba, Nyerere et bien d’autres. Elles doivent engager avec pragmatisme, la bataille de l’indépendance économique. La colonisation avait aussi été, il faut le rappeler, une entreprise capitaliste pour s’assurer le contrôle de l’économie des pays colonisés. Malgré les proclamations d’indépendance, le dessein de soumettre les ex-colonies n’a pas disparu. Les pays nouvellement indépendants, avec l’assentiment des dirigeants africains, ont eu la même mission dans le système capitaliste mondial : servir de réservoir de matières premières pour les ex-colonies, et maintenant les pays émergents.
Si le colonialisme est officiellement mort, il a été remplacé par un système international aux desseins semblables. Il est illusoire de penser émerger économiquement en restant captif de ce système qui, du FMI à la Banque mondiale, en passant par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), travaille à garantir la durabilité de la domination des riches sur les pauvres. Si fort que soit cet ordre, les pays africains peuvent modifier la donne en s’unissant davantage. La position africaine commune sur le coton lui a permis de se faire entendre à l’OMC. Il faudrait la même sur des questions de fond comme la dette qui plombe le développement.
L’intégration régionale fait encore défaut en Afrique où, paradoxalement, on compte le plus grand nombre d’organisations sous-régionales dans le monde. La plupart ont été suscitées par l’Union européenne ou les institutions de Bretton Woods. Il est donc urgent de se réapproprier ces processus d’intégration. Les experts estiment que les coûts du transport en Afrique – les plus élevés au monde en raison de l’insuffisance de liaisons inter-étatiques viables – peuvent atteindre 77 % de la valeur des exportations. En 2010, pour se rendre de Libreville à Khartoum, il est plus aisé de transiter par l’Europe. En Afrique centrale, région pourtant théoriquement intégrée à travers la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale, il est plus facile pour un Camerounais d’obtenir un visa pour la Belgique que pour la Guinée équatoriale voisine !
La lutte ? Elle commence !
L’indépendance politique n’étant rien sans l’indépendance économique, il est temps de briser les dernières chaînes qui hypothèquent l’émergence de l’Afrique. Freiner le démantèlement en cours des États africains au profit de cartels de la drogue ou du crime organisé transnationaux ; stopper les politiques des institutions financières internationales ou de la Banque africaine de développement (sous contrôle européen et américain), et de sous-traitance des fonctions régaliennes de l’État sous prétexte qu’ils seraient défaillants ; juguler les nouvelles opérations de balkanisation de l’Afrique entreprises par l’Union européenne à travers ses accords léonins dits de partenariat économique. Il est temps de décoloniser les huit territoires recensés par l’Union africaine restant aux mains de forces militaires européennes et américaine, et de libérer Mayotte, qui deviendra département français en 2001.
La lutte pour l’indépendance véritable continue ? Elle commence. En gardant le sens de la mesure et des priorités : le temps n’est pas aux statues, mais à la réflexion sur les moyens d’empêcher la « somalisation » ou la « mayottisation » du continent. Il y a cinquante ans, la Somalie était un État indépendant. Un demi-siècle plus tard, l’État somalien n’existe plus. La bonne nouvelle, c’est cette jeunesse africaine qui constitue plus de 50 % du milliard d’habitants que compte l’Afrique, et dont le plus grand nombre aspire à construire par soi-même son propre destin. Cette dynamique est en marche, portée par deux facteurs clés : une forte proportion d’Africains bien formés dans des écoles réputées offrant le capital humain nécessaire à la réussite de la révolution industrielle, agricole et technologique en cours. Et l’avènement des puissantes émergentes d’Asie aussi désireuses de commercer avec l’Afrique que les « partenaires » traditionnels redonnant au continent une valeur stratégique qu’il avait perdue avec la fin de la guerre froide. L’Afrique a désormais le choix entre les partenariats issus de la philosophie du pacte colonial et les partenariats gagnant-gagnant proposés par des pays comme la Chine et sur lesquels des démarches d’ensemble devraient être envisagées.