À l’occasion du Jour de l’Afrique, le 25 mai 2010, à Varsovie, en Pologne, notre collaborateur a tenu une conférence retraçant un demi-siècle de tentatives d’indépendance économique du continent à l’égard de l’Europe. Avec, en ce début du xxie siècle, enfin un vrai espoir d’émergence pour les pays qui attendent leur heure depuis trop longtemps.
Si l’on regarde les cinquante dernières années, on peut se demander : « Quelle indépendance économique pour l’Afrique ? » Certains pourraient rétorquer que ce n’est pas la bonne question car il n’y a pas, aujourd’hui, d’indépendance économique. Le pouvoir économique mondial est partagé entre un nombre d’États et de compagnies multinationales, pour beaucoup imbriquées les unes dans les autres, manipulateurs d’obscures manettes. L’ère de la mondialisation accélérée avec les progrès technologiques, particulièrement dans les télécommunications, est synonyme de marchés volatils gérés par l’électronique. Les super-autoroutes de l’information qui transmettent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, transformant les perceptions et les réalités, est un nouveau pouvoir.
L’aide, socle du colonialisme
Il y a cinquante ans, le monde était très différent. Le prisme de la guerre froide était déformant et l’accession d’une série de pays à l’indépendance a été assombrie par la crise du Congo (1) qui a projeté l’Afrique sur la scène internationale de façon tout à fait dramatique et négative, réduisant les espoirs nés de cette nouvelle liberté. Le 3e Sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à Accra, en octobre 1963, aurait dû être l’occasion pour Nkrumah de réaliser son rêve d’un gouvernement africain. Le report de cette question par ses pairs, dont certains parmi ses plus proches, fut une énorme déception, une blessure qui devait s’aggraver quatre mois plus tard, de façon encore plus dévastatrice, lorsqu’il fut renversé.
C’est à cette époque qu’il commença à comprendre que ses déclarations si confiantes, comme il en avait fait en des termes quasi bibliques lors de l’indépendance triomphante du Ghana, en 1957, n’étaient pas suffisantes. Cependant, ses expériences dans l’exercice de l’indépendance, au Ghana et en Afrique, et, plus encore, le déploiement brutal de la realpolitik internationale pendant la crise du Congo le conduisirent à réaliser que dimension économique et indépendance étaient indissociables. Il ne s’agissait pas seulement de dépasser les obstacles pour achever l’unité, mais de comprendre que les belles déclarations sur la libération du joug colonial masquaient des systèmes pérennes de contrôle. C’est ce qu’il exprima dans son livre paru en 1965, Neocolonialism : the Last Stage of Imperialism (2), le dernier qu’il écrivit avant son renversement.
L’emprunt à Lénine (3) dans le titre était clair et la croyance qu’il existait une conspiration néocoloniale pour priver l’Afrique de son indépendance a dominé la pensée de Nkrumah, particulièrement après avoir été renversé. Ceux qui ont prétendu que le concept de colonialisme était le fruit d’une imagination fertile ou le résultat d’une paranoïa ont, en réalité, eu tort. On peut, par exemple, le constater dans ce qui touche à l’industrie de l’aide qui a prospéré tout au long de ces cinquante années d’indépendance. On a dit que le but de l’aide étrangère était d’œuvrer à sa propre élimination, et c’est de moins en moins vrai. La superstructure de l’« aide » dans son ensemble, et toute la panoplie qui s’y rapporte – théoriciens du développement, consultants, « artisans du miracle » en tout genre techniquement qualifiés – ont pris des proportions telles qu’avoir une « politique de développement » qui dispense l’aide est aujourd’hui un élément essentiel de la politique des nations développées.
Quand je travaillais dans la bureaucratie du développement international à Bruxelles, de 1973 à 1982, dans la foulée de la crise pétrolière, et alors que nous commencions à parler d’un « nouvel ordre économique mondial », nous aimions dire que l’« aide » était un mot inapproprié qu’il fallait sortir du vocabulaire. « L’assistance au développement » était considérée comme insuffisante, car tout ce qui venait des pays développés leur revenait sous forme de biens, de services et de contrats sous une forme ou une autre. Nous mettions en avant des expressions comme « interdépendance » et « partenariat » qui supposaient une indépendance économique plus grande, telle qu’exprimée dans la première convention de Lomé, aujourd’hui disparue dans les limbes de l’Histoire. Dans Neocolonialism, Nkrumah mettait en évidence les toiles d’araignée tissées par les anciennes puissances coloniales, et, particulièrement, la relation entre la nouvelle Communauté économique européenne (CEE, qui est devenu Union européenne – UE –, en 1990) et certains pays d’Afrique.
Les origines des deux conventions de Yaoundé résident dans le besoin de la France, en 1956, d’utiliser la nouvelle organisation pour ce qui était encore ses territoires d’outre-mer en Afrique subsaharienne, mais l’idée d’une extension africaine convenait aussi aux cinq autres membres fondateurs de la CEE, dont trois – les Pays-Bas, la Belgique et l’Italie (4) – possédaient encore des colonies sous une forme ou une autre. La nouvelle Allemagne de l’Ouest démocratique, moralement libre après 1945 de tout fardeau colonial, avait elle-même, jusqu’en 1919, un passé colonial en Afrique, interrompu brutalement (5). Ainsi, l’ « Association » des territoires d’outre-mer de 1957, incorporés dans le traité de Rome cette année-là, devint convention de Yaoundé en 1963, revue en 1968.
Les aspects négatifs en sont évidents. Premièrement, le traité enfermait dix-huit pays africains dans une relation économique étroite avec l’Europe qui, à cette époque, était le principal partenaire commercial. Cet enfermement fut renforcé par la clause de réciprocité imposée par le traité, qui équivalait à des privilèges extraordinaires pour l’Europe par rapport aux marchés africains en échange d’un accès des Africains aux marchés européens. Ceux qui ne sont pas rentrés dans le jeu l’ont considéré comme un chantage néocolonial, un point de vue qui ne fut pas seulement celui de radicaux comme Nkrumah et Sékou Touré. L’abandon de la convention de Yaoundé fut salué lors du 10e anniversaire de l’OUA en 1973, et pour la première fois l’organisation produisait un plan d’unité économique en parallèle de la Charte originelle de 1963.
L’ajustement structurel, tueur d’économies
Les années 1980, décrites par un ancien dirigeant de la Commission économique de l’Onu pour l’Afrique, le professeur Adebayo Adedeji, comme « la décennie perdue de l’Afrique », ont vu disparaître certains des gains des premières vingt années post-indépendances. Tandis que les attaques de la politique brutale de libre-échange du couple Reagan-Thatcher avaient annihilé certaines illusions ayant accompagné les indépendances, le terrible « ajustement structurel », qui fut son expression majeure, tua plus d’économies qu’il n’en sauva. Ce fut une décennie de déni de l’importance de la santé et de l’éducation dans le développement économique, reconnues seulement dans les années 1990 légèrement moins nocives, quand un peu de politique humaine fut réintroduite par les institutions américaines – celles-là mêmes qui avaient été les principaux agents de destruction – dans le cadre « mieux veillant » de l’« éradication de la pauvreté ».
C’est dans l’inefficacité de la convention de Lomé que se trouvent les causes de la décennie perdue. Les idées de partenariat égal semblaient de plus en plus vides, quand les pays africains luttaient pour leur propre survie, oubliant l’unité qui avait été tellement précieuse dans les négociations de la convention de Lomé originelle. Ce fut un symptôme de la perte plus large de l’influence internationale de l’Afrique, perte alors qualifiée de « marginalisation », un processus renforcé par la fin de la guerre froide. En conséquence, à la fin des années 1990, quand vint le moment de remplacer la convention de Lomé à moitié moribonde, les pays Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) furent incapables de résister à la volonté insistante de l’UE de revenir à la réciprocité. Elle invoquait les pressions de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui venait de remplacer le GATT et était plus agressive pour promouvoir le « libre-échange », mais elle utilisait la faiblesse de ses prétendus « partenaires » pour imposer une mesure dont le coût pour les ACP était évalué à un milliard d’euros par an.
Les négociateurs ne purent obtenir qu’une période de grâce de sept ans pour appliquer l’autre clause principale des accords de Cotonou signés en 2000, le célèbre accord de partenariat économique (APE) qui servit également à saper l’unité des pays ACP en divisant le groupe en six unités régionales dans le but bien intentionné, mais fallacieux, de promouvoir cette coopération régionale « feu follet ». Si bien qu’au moment de négocier les APE, l’atmosphère devint si tendue que les divisions furent un moyen, pour l’Union européenne, de tirer quelques avantages politiques des sommes substantielles consacrées chaque année au Fonds de développement européen (Fed) qui avait été créé cinquante années plus tôt.
Création du Nepad
L’inadaptation politique fut clairement perceptible lors du sommet euro-africain de Lisbonne en décembre 2007, où furent approuvés une stratégie africaine commune et un plan d’action sans aucune référence aux accords de Cotonou. Peut-être faut-il y voir le reflet du désir de Bruxelles d’échapper aux problèmes posés par les ACP, particulièrement les APE, mais également une image de dysfonctionnement et d’incohérence.
Au cours la dernière partie du xxe siècle et de la première décennie du xxie siècle, les États africains ont tenté à plusieurs reprises d’élaborer un « new deal économique ». Les regroupements régionaux tels que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ou la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) ont grandi dans le sillage de Lomé et la dynamique des nouveaux développements économiques internationaux des années 1970 encouragés par l’OUA afin d’initier le Plan d’action de Lagos en 1980. En même temps, le rapport Brandt offrait l’espoir d’un new deal pour le développement économique. La réaction cruelle des années 1980 mit fin à ces mouvements et, bien que la Communauté économique africaine fût lancée comme un projet à long terme en 1991, elle n’est restée qu’une feuille de papier. Ce ne fut que lorsque l’OUA, portée par la vague de démocratie qui toucha l’Afrique dans les années 1990, décida de se transformer en Union africaine que de nouvelles perspectives furent ouvertes.
L’arrivée de l’Afrique du Sud démocratique apporta la « Renaissance africaine », laquelle donna naissance au Nouveau partenariat économique pour le développement de l’Afrique (Nepad) qui essaya de parler le langage du monde développé. Si l’excitation qu’il généra s’est sans doute calmée, il fut néanmoins symptomatique de l’émergence d’une nouvelle maturité dans les relations de l’Afrique avec le reste du monde, même si les perspectives à long terme pour avancer vers une plus grande indépendance économique semblaient ambiguës, comme toujours.
Trois facteurs sont à retenir ici. Avec la fin de la guerre froide, il fallait engager le continent vers la démocratie et l’État de droit, partant de la conviction que cela pourrait créer un environnement plus favorable pour les affaires du reste du monde. Bien que, parfois, la disparition des régimes autoritaires ait conduit à l’écroulement et à l’échec des États, avec de nombreux obstacles sur la route de la démocratie, l’adoption de normes de gouvernance qui ont conduit, par exemple, à la mise hors la loi par l’Union africaine des coups d’État, entraîna une diminution des conflits. Cela ne pouvait qu’avoir un effet bénéfique économiquement et socialement. Ainsi, la première décennie du xxie siècle a vu une période de croissance économique encourageante qui, parfois, a même dépassé la croissance démographique constante caractéristique des cinquante dernières années.
Ces premières dix années de notre siècle ont aussi été une période durant laquelle l’importance prépondérante de l’investissement, particulièrement du secteur privé, a commencé à jouer un rôle réel dans la croissance. Ce qui a permis à l’Afrique – avant la récession de 2008 – d’être perçue comme le « dernier marché émergent ». On peut avec confiance prédire que cela se reproduira.
Ensuite, les avancées technologiques immenses ont parfois réussi à ceux qui avaient parié sur la croissance de l’Afrique. Les progrès de la téléphonie, particulièrement les téléphones mobiles, ont conduit à éviter toute une étape de développement. Elle est parfaitement adaptée aux économies du xxie siècle et ouvre maintes perspectives.
Enfin, après le 9 novembre 1989 (chute du mur de Berlin), la configuration du monde a changé. La compétitivité, bien que différente de ce qu’elle était durant la guerre froide, s’est accélérée. En même temps, et de façon cruciale, l’équilibre des forces mondiales a évolué de la domination d’une seule superpuissance à un nombre de superpuissances émergentes. C’est ce qu’on a appelé la « naissance du reste », les tigres asiatiques avec la Chine et l’Inde en tête, mais aussi des pays comme le Brésil, le Mexique, la Turquie et l’Afrique du Sud. Ces nouvelles puissances, dont le but est de s’industrialiser, se sont engagées dans la compétition pour les matières premières, particulièrement le pétrole et d’autres minerais, dont beaucoup se trouvent en Afrique. Bien que certains aient considéré cette évolution comme « une nouvelle course à l’Afrique », le contexte est tel que nous ne serons pas témoins d’une nouvelle colonisation que certains craignent, et que nous pourrions, je dis bien pourrions, découvrir de nouvelles opportunités en ce qui concerne l’indépendance économique de l’Afrique. Désormais, les vieux mécanismes de contrôle de l’ancien monde industrialisé ne peuvent plus fonctionner.
Nouvelle approche
Il est aujourd’hui temps pour l’Afrique de s’engager dans de nouveaux partenariats, partout sur la planète, avec la Chine, l’Inde, le Japon, les États-Unis, le Brésil, sans s’arrêter à une relation privilégiée avec l’Europe, qui, en dépit de l’apport substantiel du Fonds européen de développement, semble peut-être perdre l’importance qu’elle avait naguère. La relation Afrique-Europe devrait être vue simplement comme une relation parmi d’autres, sans statut privilégié. Le « lien culturel » est un prétexte historique douteux, tout comme est douteux l’argument de la proximité.
Les membres les plus récents de l’UE en Europe de l’Est n’ont pas été traditionnellement liés à l’Afrique comme les puissances occidentales européennes l’ont été, et possèdent l’avantage d’arriver dans la relation sans bagages. Bien qu’ils aient d’autres intérêts plus pressants à défendre à Bruxelles, leur détachement pourrait les mettre en position de faciliter une nouvelle approche.
(1) La crise du Congo a duré de 1960 à 1965, de l’indépendance du Congo, colonie belge,
à la prise du pouvoir par Mobutu. Elle a été marquée par l’assassinat de Patrice Lumumba
le 17 janvier 1961 par les Katangais, avec
la complicité des services belges (ndlr).
(2) Le Néo-colonialisme, stade suprême
de l’impérialisme (ndlr).
(3) Kaye Whiteman fait référence l’ouvrage
de Lénine, L’Impérialisme, stade suprême
du capitalisme (ndlr)
(4) De 1949 à 1960, l’Italie s’était vue attribuer
la tutelle de son ancienne colonie, la Somalie, par l’Onu (ndlr).
(5) L’Allemagne a été privée de ses colonies
par le traité de Versailles, en 1919 (ndlr).