Souvent annoncé, toujours évité, le risque d’implosion de la triple alliance historique – ANC-Cosatu-SACP – ayant porté Jacob Zuma au pouvoir reste une menace que le Conseil national de l’ANC, tenu en septembre, n’a pas éloignée.
Moins de deux mois après la Coupe du monde de football, l’accord tacite national pour une certaine paix sociale, respecté par les diverses forces politiques, est rompu. L’« après-vuvuzela » a très vite été secoué de crises qui couvaient depuis plusieurs mois et dont les enjeux politiques au sein des forces majoritaires, tant dans la triple alliance (ANC-Cosatu-SACP) (1) qu’au sein de l’ANC même, apparaissent plus clairement.
Divergences en bloc
Lancée le 18 août, la grève massive du secteur public a duré trois semaines sans aboutir à un accord entre les fonctionnaires et l’État, malgré plusieurs rounds de négociations. Le mouvement, suivi par 1,3 million de salariés de l’Éducation, de la Santé et de la Justice, qui faisait suite à une série de grèves perlées dans différents secteurs depuis le mois de mars à l’appel des fédérations membres de la Cosatu, a été « suspendu ». « Les travailleurs ont décidé de suspendre la grève, mais cela ne signifie pas que nous avons accepté les offres de l’État », ont déclaré les syndicats dans un communiqué commun. Ils se donnaient vingt et un jours pour finaliser les négociations. Outre le fait que la Cosatu a fait une démonstration de force réussie qui a coûté à l’État, selon certains économistes, 100 millions d’euros par jour, ce bras de fer soutenu par le SAPC a été le révélateur de contradictions profondes entre l’ANC et ses alliés.
La question du pouvoir au sein de l’ANC est sans doute la plus cruciale. « Il [l’ANC] est incapable de réunir un sommet par peur d’une implosion causée par les divergences fondamentales sur la question de savoir où se situe le pouvoir », déclarait en août dernier Zwelinzima Vavi, le secrétaire général de la Cosatu. Depuis l’élection de Jacob Zuma, il n’a cessé de poser la question sans obtenir de réponse. Un sommet tripartite devait être organisé en début d’année pour discuter des relations entre les alliés mais ne s’est jamais tenu, laissant la situation se dégrader.
En réalité, l’ANC vit aujourd’hui une contradiction de plus en plus difficilement gérable, générée par sa composition même héritée de son histoire. D’un côté, les membres uniquement ANC, dont le « bloc » est traversé par des divergences tant personnelles que de fond. De l’autre, y compris à son plus haut niveau, des membres de la Cosatu et du Parti communiste accusés par certains d’être à la fois dedans et dehors. Gwede Mantashe par exemple, président du SAPC, est aussi secrétaire général de l’ANC depuis 2007. Zwelinzima Vavi, qui parle de « dysfonctionnements » au sein de l’ANC, réclame un « centre de pouvoir stratégique » représenté par l’Alliance, tandis que les « ANC » revendiquent ce rôle et l’assument pleinement, à l’image d’un parti unique.
À la tête de la tendance « anti-Alliance », le président de la Ligue de la jeunesse de l’ANC (ANCYL), organisation dont la puissance a été déterminante au cours de l’Histoire à plusieurs reprises. Julius Malema, connu pour ses discours provocateurs, ses insultes racistes, sexistes et autres attaques contre les journalistes, soutenu par une tendance forte au sein de l’ANC, ne veut pas de l’Alliance et le dit haut et fort. Lors du Conseil national de l’ANCYL, fin août, Julius Malema a exprimé plus que clairement sa position en déclarant que la Ligue n’avait pas « élu les partenaires du président de l’ANC mais le président de l’ANC ». « L’ANC est le centre politique, pas l’Alliance, et c’est à l’ANC que les dirigeants doivent rendre des comptes. S’il en est autrement, il y a un vrai problème».
Les attaques incessantes et violentes contre Gwede Mantashe et Jeremy Cronin, également dirigeant du parti, sont la manifestation la plus visible de ce qui, aujourd’hui, dépasse la simple agressivité. Une véritable campagne a été lancée au sein de l’ANC et de la Ligue pour exclure les communistes et empêcher Mantashe de se présenter au prochain congrès électif de l’organisation, en 2012, comme secrétaire général. Un plan d’action a même été mis en place pour affaiblir et priver de soutien le Parti communiste accusé de vouloir faire, avec la Cosatu, « un coup d’État hostile de la gauche » au sein de l’ANC.
Le candidat déclaré de Julius Malema est Fikile Mbalula, secrétaire général de la Ligue de 2005 à 2008 et actuel vice-ministre de la Police. C’est lui qui a redonné du pouvoir à l’ANCYL en soutenant Jacob Zuma contre l’ancien président Thabo Mbeki et en le portant à la tête de l’ANC. « C’est mon homme », déclarait Julius Malema à l’ouverture du conseil national à une assistance chauffée à blanc, chantant et dansant son soutien à Mbalula, sous les yeux impassibles de trois dirigeants de l’ANC. Alors que les « vieux », comme les nomme Malema, en appellent à une discussion politique de fond, le président de la ligue est d’ores et déjà entré en campagne électorale pour 2012, campagne dont la ligne imposée crée une fracture au sein de la Ligue elle-même.
Face aux attaques du clan Malema et avant le Conseil général national (CGN) de mi-mandat de l’ANC qui s’est tenu du 10 au 24 septembre, le SACP et la Cosatu se sont réunis au sommet le 6 septembre. « Les deux formations se sont engagées à s’assurer que le CGN, réunion politique, s’en tiendra à son objectif qui est l’évaluation des avancées politiques du mouvement, et ne se laissera pas entraîner sur des terrains qui divisent, comme la question de la direction en 2012 qui n’est pas d’actualité », a déclaré le communiqué commun. Les deux organisations ont appelé « tous les membres de l’Alliance, y compris les Ligues, à réaffirmer la longue tradition qui consiste à traiter les divergences à l’intérieur du mouvement et non à les rendre publiques lorsqu’elles ne sont pas d’actualité ». Un sous-entendu très explicite aux campagnes aussi intempestives que démagogiques de Julius Malema sur les questions de la nationalisation des mines et de la réforme agraire, posées sur la place publique de façon provocatrice sans débat préalable au sein de l’organisation.
Le sommet Cosatu-SACP a également fortement critiqué la politique économique actuelle. « Des milliards continuent à être prélevés du secteur privé et des fonds publics pour financer un projet Black Economic Empowerment (BEE) qui n’a rien à voir avec l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière et des pauvres », ont précisé les deux partenaires.
Une charte pour la croissance
À ce sujet, la Cosatu a préparé un document soumis à la discussion, la Charte pour une nouvelle croissance économique, critique de la politique macro-économique actuelle et porteur de propositions. Présenté le 14 septembre, le document suggère, entre autres, une taxe sur les super-riches – quatre « Noirs » : Cyril Ramaphosa (dirigeant du syndicat des mineurs sous l’apartheid et ancien dirigeant de l’ANC), Saki Macozoma, Tokyo Sexwale (actuel ministre du Logement [Human Settlements]) et Patrice Motsepe, ainsi que la famille Oppenheimer sont placés en bonne position dans la liste des milliardaires africains. Le document demande également au gouvernement de jouer un « rôle plus agressif » dans l’économie. L’Afrique du Sud « est en crise », estime la Cosatu, et l’économie connaît un « dysfonctionnement » avec un quart de la population vivant des aides de l’État. La Charte propose également une série de taxes, dont une taxe à l’exportation des métaux et minéraux stratégiques et autres ressources, et une politique monétaire et fiscale ciblée sur l’emploi.
Au CGN, malgré les rappels à l’ordre de l’ANCYL de Jacob Zuma qui a prononcé un discours d’ouverture fortement applaudi, la question de la nationalisation des ressources minières a été au centre des débats, à la grande satisfaction de Julius Malema, mais pas seulement. Des voix se sont également élevées au sein de la direction de l’ANC pour exiger une étude de la question au plus haut niveau. Décision a été prise au Conseil de Durban de confier cette tâche urgente, selon certains, au Conseil national exécutif (NEC) de l’ANC. La question divise aujourd’hui profondément les instances les plus hautes de l’organisation historique.
Un an après son élection, Jacob Zuma se trouve pris entre les feux croisés de ses alliés qui l’on porté en 2008 à la tête de l’ANC et à celle de l’État en 2009 pour des raisons aujourd’hui clairement différentes. S’il peut encore compter sur le soutien, désormais très conditionnel, de la Cosatu et du SACP pour qui la triple-Alliance reste une donnée « sacrée » parce que nécessaire à la défense de leurs vues, le président sud-africain est aujourd’hui au pied du mur face aux luttes de pouvoir, politiques et idéologiques au sein de son mouvement et aux exigences de plus en plus fortement exprimées par les travailleurs sud-africains.
(1) ANC : Congrès national africain ; Cosatu : Confédération des syndicats d’Afrique du Sud ; SACP : Parti communiste sud-africain.