L’éditorial du numéro d’avril 2011 d’Afrique Asie
Depuis l’adoption de la résolution 1973 par le Conseil de sécurité de l’Onu, le 17 mars 2011, par dix voix et cinq abstentions (la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil et l’Allemagne), on assiste à une inquiétante dérive dans les relations internationales. Prise à l’initiative de la France, du Royaume-Uni et du Liban, cette résolution entend assurer « la protection de la population civile libyenne », arguent ses architectes. L’intention est louable. Aucun pays respectueux des droits de l’homme ne pourrait s’y opposer… à supposer que ce soit vraiment le vrai objectif de « la 1973 ». L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Une lecture attentive de ce texte permet, hélas de douter de la sincérité des pays qui y ont apposé leur signature. Derrière ce vernis humanitaire, il faut en effet analyser les implications pratiques d’une telle résolution que l’on pourrait résumer en trois points :
– « Un cessez-le-feu immédiat et la cessation totale des violences et de toutes les attaques et exactions contre la population civile. »
– « Interdiction de tous vols dans l’espace aérien de la Jamahiriya arabe libyenne afin d’aider à protéger les civils. »
– Autorisation donnée aux « États membres qui ont adressé au secrétaire général une notification à cet effet et agissent à titre national ou dans le cadre d’organismes ou d’accords régionaux et en coopération avec le secrétaire général, à prendre toutes mesures nécessaires… pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen ».
Si le premier point est irréprochable, les deux autres posent problème. La détermination d’une zone d’exclusion aérienne, que l’on a vue à l’œuvre en Irak de 1991 à 2003, ne fait pas de distinction entre aviation civile et militaire. Désormais, aucun avion de ligne, qu’il soit libyen (y compris dans les zones contrôlées par les insurgés) ou étranger, n’est plus autorisé à voler. Dans un pays continent de 1 759 000 km2, cela revient ni plus ni moins à sanctionner la population civile qu’on prétend soulager ou protéger. Quant au troisième point qui donne pratiquement droit à tout pays membre de l’Onu qui le souhaiterait (et pourquoi pas Israël) à prendre « toutes mesures nécessaires » pour faire appliquer cette résolution, y compris par la force, il transforme, de facto, la Libye, en stand de tir pour quiconque voudrait tester ses armes. Les Rafales français, dont personne n’a voulu jusqu’ici, pas même le colonel Kadhafi, malgré les courbettes répétées de Dassault, peuvent désormais démontrer leurs prouesses sur champ de bataille grandeur nature. Dans l’espoir que les nouveaux dirigeants libyens soutenus par la France (et dont le sens « démocratique et laïc » a été vendu sans rire par Bernard-Henry Lévy à l’opinion française vend) soient reconnaissants. Comme l’a dit à juste titre Vladimir Poutine, l’actuel premier ministre russe, en précampagne électorale pour regagner son fauteuil présidentiel en 2012 – exactement comme Nicolas Sarkozy –, « il est clair que [cette résolution] autorise tout à tout le monde, n’importe quelle action à l’encontre d’un État souverain, note-t-il. Cela me fait penser à l’appel aux croisades à l’époque du Moyen Âge quand on appelait les gens à aller quelque part pour libérer cet endroit. »
À peine une semaine après le début de l’entrée des bombardiers franco-anglo-américains contre la Libye, rejoints pour le décor par douze avions de guerre émiratis et six qataris, les vrais buts de guerre apparaissent au grand jour. Pour protéger les civils libyens, on commence par détruire toute l’infrastructure militaire, et plus tard civile, sous prétexte, comme en Irak, du possible double emploi de ces routes, ponts, aéroports, industrie pétrolière, etc. On entraîne et on arme les insurgés pour qu’ils puissent sauver ces civils et, ultérieurement, renverser le régime, ce que la résolution 1973 ne dit pas ouvertement, mais que tous ses signataires proclament haut et fort. Plutôt que de déployer des efforts crédibles pour ramener tous les belligérants à la table de négociation et jeter les bases d’un nouveau pacte de gouvernement, on alimente la guerre civile. On pousse les insurgés à l’intransigeance. Certains de leurs porte-parole appellent déjà à l’intervention des troupes de l’Otan sur le sol libyen, violant ainsi la forme et l’esprit de la résolution 1973. Les pays limitrophes de la Libye, et en premier lieu l’Algérie et l’Égypte, tout comme l’ensemble de l’opinion arabe et africaine, ne veulent pas entendre parler d’une ingérence militaire pour exporter la démocratie.
En confiant à l’Otan la mission de coordonner les frappes contre la Libye, l’Union européenne discrédite à jamais l’Onu, plus que jamais chambre d’enregistrement des dictats de l’Occident.