En 1916, Lénine publie ses fameuses Thèses sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. La lutte pour l’émancipation nationale distrait le prolétariat de la révolution socialiste, disent ses camarades. Lénine fait valoir, au contraire, que le socialisme signifie la lutte contre toute forme d’oppression, y compris l’oppression nationale. À rebours de l’orthodoxie marxiste, il prend au sérieux la question de l’autodétermination, récusant l’internationalisme abstrait. Contre son aile gauche, encline à brûler les étapes menant à la révolution, il n’entend pas laisser à la bourgeoisie le monopole de la libération nationale.
Là où ses camarades voient un combat d’arrière-garde, Lénine perçoit un véritable enjeu révolutionnaire. L’affirmation du droit à l’autodétermination éduque la classe ouvrière de la nation dominante, elle l’immunise contre la tentation du chauvinisme, préservant les chances d’une union durable entre les nations de l’ex-Empire russe. On ne comprend rien à la révolution d’Octobre si l’on oublie ce défi lancé au colonialisme. Le principe d’autodétermination lui vaut l’adhésion des mouvements nationaux, il confère au bolchevisme une aura sans précédent.
L’optimiste bolchevik douché à l’Ouest
Marx pensait que la révolution prolétarienne éclaterait dans les pays européens les plus développés. Mais pour Lénine, le passage du capitalisme au stade impérialiste inverse le cours de l’Histoire. Archaïque et moderne à la fois, la Russie est le « maillon faible » de la chaîne capitaliste, la faille par laquelle s’engouffrera le torrent de la révolution. Cette conjoncture inédite bouleverse la topographie révolutionnaire, elle brouille la répartition des rôles consacrée par le socialisme européen entre un Occident avancé et un Orient arriéré. La révolution éclatera d’abord là où la théorie ne l’attendait pas.
Lorsqu’ils fondent la République des soviets, les bolcheviks s’imaginent qu’ils fomentent la ruine du capitalisme européen. La révolution russe ne pouvant être que le prélude à une révolution mondiale, ils rêvent de déclencher l’incendie là où se concentre l’élite du prolétariat mondial, l’Occident développé. Confiants dans les vertus de l’exemplarité révolutionnaire, ils comptent sur l’étincelle d’Octobre pour allumer le feu de la révolution européenne. La vague révolutionnaire qui s’abat sur l’Europe au lendemain du conflit les conforte d’abord dans cet optimisme, elle semble ratifier leur vision de l’histoire.
En novembre 1918 éclate la révolution allemande, les conseils d’ouvriers et de soldats se répandent sur le territoire du Reich, le Kaiser prend la fuite, la social-démocratie accède au pouvoir et l’armistice est négocié par le nouveau gouvernement. Mais c’était sous-estimer la réaction de la bourgeoisie allemande. Bastion des forces conservatrices, le grand état-major fait endosser aux sociaux-démocrates la responsabilité de la capitulation, puis il s’allie avec eux pour briser l’élan des conseils ouvriers. Pris au piège que lui tend le gouvernement, le Parti communiste se lance dans un affrontement suicidaire où l’avant-garde berlinoise, isolée des masses, est écrasée par les « corps francs ».
Dirigeants involontaires de cette révolution prématurée, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sont assassinés. D’autres soulèvements suivront, tous condamnés à l’échec.
En définitive, le « maillon faible » de la chaîne des États capitalistes a cédé, mais la chaîne a tenu. L’insurrection du prolétariat européen demeure dans les limbes de l’Histoire. Ses derniers soubresauts agitent l’Allemagne jusqu’en 1923, mais elle reste aux abonnés absents du messianisme révolutionnaire. Mythe mobilisateur de la révolution européenne, l’Octobre allemand rêvé par les bolcheviks s’achève sur une défaite qui sonne le glas de l’espérance révolutionnaire en Occident.
La révolution se fera au Sud
Si la révolution promise aux pays avancés n’a pas eu lieu, la flamme d’Octobre n’est pas éteinte pour autant. Après le coup d’envoi de 1917, l’offensive principale du prolétariat devait se dérouler à l’Ouest. L’agonie de la révolution allemande dissipant cette illusion, elle aura lieu au Sud. « On continue à considérer le mouvement dans les pays coloniaux, dit Lénine, comme un mouvement national insignifiant et parfaitement pacifique. Il n’en est rien. Dès le début du xxe siècle, de profonds changements se sont produits, des centaines de millions d’hommes, en fait l’immense majorité de la population du globe, agissent à présent comme des facteurs révolutionnaires actifs et indépendants. »
À peine créée, l’Internationale communiste appelle à la révolte les peuples colonisés. En 1919, elle réunit à Bakou le Congrès des peuples de l’Orient. Turcs, Iraniens, Géorgiens, Arméniens, Indiens, Chinois, Kurdes et Arabes s’y retrouvent. L’intuition du « maillon faible » fondait la stratégie d’Octobre. La certitude du réveil de l’Asie fonde l’espérance d’une révolution planétaire. Le cataclysme de la guerre a sorti les peuples coloniaux de leur torpeur séculaire, il a mis à nu les sordides rivalités entre puissances occidentales. Bakou inaugure un processus de libération qui connaîtra bien des péripéties, mais sera irrésistible. À défaut d’un embrasement européen dont la perspective s’est évanouie, le communisme va privilégier, dans la propagation de l’incendie révolutionnaire, la combustion lente des immensités asiatiques.
Revanche d’une révolution assiégée, l’onde de choc de 1917 a balayé bien des citadelles qui se croyaient imprenables. Prise en étau par 14 puissances étrangères de 1917 à 1921, la Russie soviétique a pourtant triomphé des armées blanches. L’URSS a vaincu le nazisme au prix de 25 millions de morts, l’Armée rouge causant 90 % des pertes allemandes durant la Seconde Guerre mondiale. Les communistes chinois de Mao Ze Dong rétablissent l’unité et l’indépendance de leur pays. Les communistes vietnamiens infligent à la puissance coloniale française, puis à l’envahisseur impérialiste américain une humiliation sans précédent. En leur apportant son aide, l’URSS joue un rôle décisif dans la décolonisation de l’Asie.
172 nationalités reconnues en URSS
Condamnant la diplomatie secrète et les tractations menées dans le dos des peuples, la jeune République des soviets dénonce en 1917 les accords Sykes-Picot et révèle le scandale de la Déclaration Balfour. C’est grâce à Lénine que les Arabes découvrent comment l’Empire britannique a fait cadeau de la Palestine aux sionistes. Bien qu’elle ait reconnu l’État d’Israël en 1948, l’URSS appuie les nationalistes arabes face à l’agresseur en 1956, 1967 et 1973. Elle soutient la lutte pour les indépendances africaines, apporte son aide à Cuba face à l’agression impérialiste et donne le coup de grâce à l’apartheid sud-africain en fournissant un appui décisif à l’ANC.
C’est Lénine qui choisit le nom d’« URSS » pour désigner le nouvel État multiethnique fondé en 1922. Se méfiant du « chauvinisme grand-russien », il fait appel aux dirigeants nationaux, à des géographes et à des linguistes pour établir la liste des peuples concernés. On recense 172 nationalités sur une base linguistique, et certaines sont dotées d’une écriture. Aucune discrimination légale ne frappe les populations des anciennes colonies, favorisées au contraire par une politique d’indigénisation. Loin d’être impérialiste, le système soviétique procède à un transfert de richesses du centre vers la périphérie. Malgré l’extrême dureté de la période stalinienne, il a joué le rôle d’un incubateur d’États-nations. La dissolution de l’URSS se fait en 1991 sans effusion de sang, conformément à un « droit de séparation » proclamé par Lénine en 1916.
Épilogue
Relatant en 1960 son cheminement vers le « léninisme », Hô Chi Minh n’hésitait pas à comparer ce dernier avec une boussole guidant les peuples opprimés vers leur émancipation. Se remémorant ses jeunes années d’apprentissage militant, il raconte : « Quelle était l’Internationale qui soutenait la lutte des peuples opprimés ? Au cours d’une réunion, je soulevais cette question qui m’importait le plus. Quelques camarades répondirent : c’est la IIIe Internationale, et non la IIe. Et un camarade me donna à lire les Thèses de Lénine sur le problème des nationalités et des peuples coloniaux, publiées dans L’Humanité. Ma joie était si grande que j’en arrivais à pleurer. Chers compatriotes opprimés et misérables ! Voici ce qu’il nous faut, voici le chemin de notre libération ! »
* Bruno Guigue ancien haut fonctionnaire, essayiste et politologue français né à Toulouse en 1962. Ancien élève de l’École Normale Supérieure et de l’ENA. Professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire et chargé de cours en relations internationales dans l’enseignement supérieur. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Aux origines du conflit israélo-arabe, l’invisible remords de l’Occident » (L’Harmattan, 2002)
Source : www.afrique-asie.fr – Octobre 2017