Parler d’Haïti, c’est dire trop souvent la douleur d’un monde. Terre de déchirement et de misère, noyée d’inondations, broyée dans un séisme, affectée de mille maux et pourtant toujours debout, elle resplendit au moindre rayon de soleil, offrant sans retenue la beauté timide de ses paysages martyrisés mais qui ne cessent d’être splendides. À qui saura porter un regard neuf sur elle, cette moitié d’île livrera un monde magnifique, des montagnes majestueuses se jetant d’un trait dans l’eau bleu turquoise de l’océan, des ciels somptueux, des terres riches et fécondes.
Oui, dix-huit mois après le tremblement de terre de magnitude 7 qui a vu s’effondrer toute une partie de l’agglomération de Port-au-Prince, la capitale, il y a encore des sans-abri. Comment pourrait-il en être autrement après une catastrophe qui a coûté quelque 300 000 vies, un dixième de la population locale, provoqué un nombre équivalent de blessés, privant de maison près d’un million de personnes et causant des dégâts chez 1,5 million de gens ? Les camps subsistent donc, avec leurs tentes dûment estampillées par leurs donateurs, USAID (l’aide américaine) en tête, à touche-touche. C’est l’éternel ballet de ceux qui ont tout perdu : la queue pour prendre une douche dans un réduit où une bâche est tendue à mi-corps pour la pudeur et où l’eau vient d’un bidon renversé, s’écoulant ensuite dans un fossé insalubre. C’est le repas commun, cuisiné avec l’aide du Programme alimentaire mondial (Pam). C’est le temps qui passe sans trop d’espoir, la débrouille et les petits boulots. On y relève de temps à autre un geste étonnant, comme celui de cet habitant qui a mis à profit les 50 cm2 qui le séparent de son voisin pour planter une dizaine de pieds de maïs, qui s’élèvent avec vigueur. Pauvre Robinson Crusoé perdu au milieu d’un océan de kevlar couleur gris métallisé.
Oui, sept ans après le départ forcé du président Jean-Bertrand Aristide, fossoyeur de l’espérance qu’il avait lui-même placé dans le cœur de son propre peuple, la violence existe toujours. Comment pourrait-il en être autrement dans un pays de presque 10 millions (1) d’habitants dont 77 % vivent en dessous du seuil de pauvreté, quand l’État ne peut subvenir qu’à un tiers de son propre budget, le reste provenant de l’aide internationale constituée, dit-on, à presque 50 % par des dons (2), la dette ne s’élevant qu’à 890 millions de dollars (3). Quel avenir pour ces jeunes, qui représentent plus de la moitié de la population ? Quel espoir pour les bandes de Cité Soleil, si ce n’est celui d’assouvir une colère que rien ni personne n’est en mesure de contrôler ? La délinquance et le banditisme fleurissent. Alors oui, enlèvements, agressions, vols sont le lot quotidien de Port-au-Prince.
Oui, chaque année revient la saison des cyclones avec, dans leur sillage, leur lot de victimes, de destructions, de désolation. Tant que la planète Terre restera planète, les intempéries fondront sur ses populations, si développées soient-elles, et des Américains, des Français, des Africains ou des Haïtiens mourront. Il n’y a pas de terre épargnée. Haïti est certainement vulnérable ; l’est-elle davantage que l’a été La Nouvelle-Orléans, ville capitale de Louisiane, État du pays le plus puissant du monde ?
On peut se laisser griser de chiffres, se désespérer et croire dur comme fer que ce morceau de terre qu’on peut, sans le dire, penser maudite ne connaîtra jamais le calme et la prospérité. C’est une erreur. Hélas, c’est souvent avec cette idée en tête qu’arrivent sur le terrain les volontaires des organisations non gouvernementales (ONG), pour exercer ce qu’ils pensent être une action efficace, créer des écoles, ouvrir des dispensaires ou même construire des routes. C’est malheureusement oublier un peu vite qu’Haïti possède ses propres élites, éduquées, compétentes, parfaitement capables de remplir toutes ces missions. S’ils ne le font pas, c’est souvent faute d’argent. Pourquoi le pays est-il dans une position économique si mauvaise ? Pourquoi la vie politique va-t-elle de crise en blocage ? Le mal est ancien et il semble bien qu’aujourd’hui, tout le monde trouve satisfaction à la situation actuelle.
Car Haïti est devenu la terre de prédilection des ONG, grandes et petites. Il n’y a pas un secteur qui leur échappe. Point focal des bonnes consciences, les enfants haïtiens sont en première ligne. Aussi a-t-il été facile pour Sœur Xavière (4) de happer la visiteuse qui se présentait ce jour-là fort opportunément. Vêtue d’une robe en pagne à l’africaine, mouchoir assorti sur la tête, elle ponctue ses phrases par un « Gloire à Dieu » péremptoire qui finit par ne plus laisser indifférent : il agace profondément tout en rappelant l’auditrice à un devoir – minimum – de charité. L’un et l’autre concourant à rapprocher de son but l’infatigable pasteure pentecôtiste. Curriculum vitae vite exposé, dans lequel on peut facilement repérer le nom d’une des grandes familles bourgeoises haïtiennes, elle entre rapidement dans le vif du sujet, proposant de faire visiter son « école ». En réalité, il s’agit d’un pensionnat hébergeant une cinquantaine de filles et de garçons d’âges variés.
Petite population bien dressée, qui a vu défiler quantité d’Américains larmoyants et d’Européens compassés, ils balancent entre hébétude et morne indifférence. Le processus est bien rôdé : la visiteuse est attendue par les enfants debout, qui l’accueillent par une chanson triste et rythmée. S’ensuit une prière en créole, où les plus ferventes des grandes filles maintiennent leur main devant les yeux en signe de contrition et de repentance. On pourrait croire qu’elles pleurent et, dès lors, on se sent obligé de remercier, de faire un petit discours, de promettre… C’est à cet instant que la première partie de l’objectif de la Sœur Xavière est atteint, les enfants peuvent vaquer à leurs occupations et l’accorte « maman » fait place à une redoutable femme d’affaires, égrenant la liste de ses besoins jusqu’à vanter sans vergogne les prix intéressants qu’elle pratique pour les adoptions. « Habituellement, c’est entre 12 000 et 15 000 dollars, moi je n’ai besoin que de 4 900 dollars », explique-t-elle.
Son numéro de sympathie lui a déjà valu l’intérêt soutenu de la police haïtienne et la fermeture administrative de son jardin d’enfants, d’où partaient un peu trop de nouveau-nés non identifiés. Qu’à cela ne tienne, elle poursuit ses activités en ciblant mieux ses « clients », affirmant au passage ne recevoir que des enfants de braseos, les coupeurs de canne qui se louent aux planteurs de Saint-Domingue. Directrice de sa propre école primaire, scolarisant ses enfants les plus âgés dans un établissement secondaire, elle est inattaquable aux yeux de la loi haïtienne. Combien de ces personnages interlopes, nationaux ou étrangers oscillant au gré des opportunités entre charity business et religion, le pays compte-t-il ? Difficile de le chiffrer précisément mais il demeure qu’à la faveur de l’engouement religieux qui est le propre de ce pays, les trafiquants d’enfants prospèrent dans une relative quiétude.
Et leurs chalands sont nombreux. S’il n’y a plus vraiment de touristes en Haïti, chaque jour deux ou trois avions déversent leur cargaison de passagers en provenance des États-Unis ou des Antilles. Blancs pour la plupart, le cœur gonflé de la meilleure volonté du monde, ils viennent avec une ambition : aider au développement.
Et en effet, au chevet de ce singulier petit pays se pressent toutes les grandes organisations internationales, Nations unies en tête. La valse des milliards est impressionnante. Au lendemain du séisme du 12 janvier 2010, en quelques semaines, 40 millions de dollars ont été versés par des particuliers du monde entier pour venir en aide aux Haïtiens. Surfant sur cette vague de générosité, la Conférence de New York de mars 2010 annonçait une dotation globale de 11 milliards de dollars. Un pactole.
Hélas, il y a loin de la coupe aux lèvres et jamais cette somme n’a atteint Haïti. Au mieux le pays en recevra-t-il la moitié. Il en a toujours été ainsi. « En 2008, nous avons travaillé sur un projet avec USAID, confie un consultant. Le budget total était de 14,8 millions de dollars. Seuls 5,6 millions de dollars sont arrivés et le bénéfice effectif en infrastructures pour la population a été de 700 000 dollars. » Où est passé le reste de l’argent ? Il n’a pas été détourné, des mesures de contrôle draconiennes permettent de l’éviter, ce sont les frais de fonctionnement internes qui absorbent la majeure partie des dons. Vient s’ajouter le fait qu’il est plus facile de mobiliser les donateurs sur Haïti que, par exemple, sur le Pakistan. Une partie des fonds collectés est donc souvent redirigée vers une autre cause dans le monde. L’engouement des bailleurs de fonds pour la première République noire est tel que celle-ci est sur les rails pour servir encore longtemps de « pompe à fric ».
Si l’on comprend où passe l’argent, restent les questions de l’efficacité : que font toutes ces ONG ? Pourquoi sont-elles encore dans la gestion de l’urgence ? Où sont les solutions durables ? Pourquoi n’a-t-on pu, par exemple, empêcher la propagation du choléra ? La faute au manque d’organisation globale. Le système des clusters (essaims) censés réunir les organismes travaillant dans le même champ d’activité afin de coordonner les actions, a ses limites : celle du bon vouloir de chacun. En effet, « n’importe quelle organisation peut entrer en Haïti comme dans un moulin », estimait en janvier 2011 Théodore Wendell, directeur de l’information à Radio métropole. C’est toujours vrai et rien ni personne ne semble en mesure de mettre un terme à cette situation chaotique, faute de repérage et de contrôle. À l’heure des comptes, il est donc tentant de désigner les ONG comme responsables d’une situation qui s’enlise, au seul motif que cela leur permet de maintenir à flot leur fonds de commerce. Mais une analyse sérieuse ne peut manquer de relever que les pouvoirs publics haïtiens portent, eux aussi, une large part de responsabilité.
Avec trois quarts de sa population au chômage et un budget assuré en majorité par l’aide internationale, le gouvernement haïtien est à la peine. Élu en mars 2011 avec 67,6 % des voix, le président Michel Joseph Martelly a concentré sur sa personne les espérances des couches populaires mais également de tous ceux qui déplorent le gâchis des deux dernières décennies. Ancien chanteur de compas aux attitudes parfois outrées, Martelly flirte depuis longtemps avec les amis de l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier comme avec les militaires ou les politiques américains, peaufinant son carnet d’adresses et sa technique oratoire, si ce n’est sa fibre politique. Sa campagne électorale, dynamique et efficace, a été articulée entre promesses de changement et désir de rupture avec des années de gestion dite « de gauche », qui ne sont pas parvenues à sortir le pays de l’ornière de l’assistanat.
Parvenu à la victoire, il reste contesté par ses opposants politiques qui lui mènent la vie dure. En effet, le parti qui l’a porté au pouvoir, Repons Peyizan, est loin d’être majoritaire au Parlement. Pour le choix du premier ministre, Martelly est donc obligé de négocier avec les deux Chambres, où règne en maître le parti Inité de son prédécesseur et adversaire, René Préval. Ses deux premiers candidats proposés – le chef d’entreprise Daniel Rouzier puis le juriste Bernard Gousse – ont été retoqués. Un troisième nom est actuellement avancé : Garry Conille. Représentant résident du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) au Niger, il est également chef de cabinet de l’ancien président Bill Clinton pour Haïti… On sait le poids que pèse la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), dirigée par Clinton.
Médecin, diplômé en administration de la santé publique de l’université de Caroline du Nord, Garry Conille est cependant un technicien reconnu, voire brillant. Hélas, ses fonctions au sein des Nations unies font qu’il n’a pas résidé ces cinq dernières années en Haïti, condition sine qua non posée par la Constitution haïtienne pour être adoubé au poste de premier ministre. Le pays reste donc suspendu à la décision du Parlement dont le vote pourrait être politique, à savoir mû par la nécessité de doter le pays d’un gouvernement, mais ce qui rendrait cette nomination anticonstitutionnelle. Les opposants à cette nomination restent partisans de Jean-Max Bellerive, le premier ministre sortant. Celui-ci possède la particularité d’avoir occupé divers postes au sein d’une dizaine de gouvernements différents sous les deux mandats du président Jean-Bertrand Aristide et sous ceux de René Préval. Image paradoxale de la stabilité au sein d’un bateau gouvernemental haïtien parfois ivre, il est aussi favori de Bill Clinton, avec lequel il partage la direction de la CIRH.
Reste à trouver le moyen de sortir des blocages institutionnels. À cet égard, Michel Martelly n’a pas manqué pas d’imagination : alors même que le Sénat rejetait la candidature de Bernard Gousse, le 2 août dernier au matin, le président se rendait l’après-midi même sur la commune de Croix-des-Bouquets, près de Port-au-Prince, pour visiter des terres exploitées par la Société nationale de production agricole (Sonapa). Tombant la veste et la cravate, le chef de l’État a fini par grimper sur une moissonneuse-batteuse pour une courte expérience de travaux des champs, sous les ovations d’un public conquis. Sa prestation, dûment filmée par les caméras de la télévision nationale, a été diffusée en boucle le soir même et les jours suivants. Aux informations, il fallait être aveugle pour ne pas remarquer la différence entre les parlementaires corsetés dans leurs principes et leur politique politicienne, multipliant les déclarations hostiles, refusant au président le premier ministre de son choix au nom de motifs calculés, et les efforts teintés de simplicité et de bonne volonté de celui-ci pour venir en aide au pays, recevant une immense ovation populaire.
Même en butte aux difficultés, Michel Martelly présente une conjonction d’éléments positifs : il est soutenu par une partie de la bourgeoisie haïtienne et par les opérateurs économiques qui font fonctionner Haïti en marge des internationaux. Ensuite, il a et garde une incontestable assise populaire qui, sans être identique à celle dont a pu bénéficier en son temps Jean-Bertrand Aristide – qu’il a souvent attaqué dans ses chansons –, n’en est pas moins conséquente. Ce personnage composite et protéiforme, direct et sans complexe, est un habile tacticien et l’inexpérience politique que lui reprochent certains commentateurs pourrait bien être rapidement remplacée par un redoutable pragmatisme.
C’est sur ces qualités que tablent des entrepreneurs comme Jerry Mourra, patron de la Sonapa et hôte du président sur les terres de Croix-des-Bouquets. Dans l’optique de relancer la production agricole, laquelle ne suffit pas à la demande alimentaire nationale, Jerry Mourra a créé un modèle économique original qu’il entend faire appuyer d’une part par les bailleurs de fonds internationaux, Care International ou USAID, et d’autre part par le pouvoir haïtien. Il a créé une fédération de petits producteurs et effectué un remembrement sur environ 4 000 hectares. L’exploitation plus rationnelle de la terre a permis d’intensifier la production et de mutualiser les engins agricoles, la Sonapa assurant elle-même les gros travaux mécanisés.
En aval, cette dernière assure les débouchés des produits, marché intérieur ou exportation. Interlocuteur privilégié des bailleurs de fonds, elle emploie les lignes de crédit qui lui sont allouées pour l’achat de matériels agricoles, le renforcement de l’irrigation ou toute autre opération de grande envergure mais souhaite également faire elle-même office de bailleurs de fonds à petite échelle en octroyant des subsides sous forme de microcrédits, exclusivement destinés aux associations membres de la fédération. En prise directe avec le terrain, elle est à même d’évaluer et de contrôler l’emploi de ces ressources additionnelles et de veiller au bon fonctionnement du système de remboursement de chaque prêt. Un modèle intelligent, qui peut être transposé dans d’autres zones géographiques ou d’autres secteurs d’activité. Il ne possède pas à lui seul la capacité de tirer Haïti de son marasme, mais peut y contribuer efficacement et le président Martelly et ses conseillers – en l’absence de son premier ministre – ne s’y sont pas trompés.
Mais les bailleurs de fonds se font tirer l’oreille, réticents à faire confiance à cet homme truculent, qui multiplie pourtant les gestes de bonne volonté : dons de nourriture aux écoles, investissements divers, etc. S’ils débloquent un quart des sommes nécessaires à la concrétisation du projet de la Sonapa, Jerry Mourra s’estimera satisfait. Cet exemple montre à quel point les internationaux pèsent lourdement sur l’avenir de ce pays qu’ils prétendent aider.
Alors non, Haïti n’est pas maudit. Il n’est pas une victime. Oui, il a commis une erreur, celle de laisser d’autres nations, Américains au premier chef, que lui-même peser sur son destin, et résoudre ses difficultés, du moins en apparence. Peu à peu ils se sont immiscés dans tous ses rouages, pervertissant son mode de fonctionnement et instaurant un assistanat dont Haïti ne parvient plus, à son corps défendant, à se passer. Michel Martelly n’est peut-être pas l’homme idoine, mais sa volonté et son adresse sont des éléments probants pour changer la donne. Il faut lui en laisser le temps.
(1) Données Banque mondiale 2010.
(2)Source : l’Initiative société civile (ISC).
(3)Données Oxfam 2010.
(4)Le prénom a été changé.