De guerres civiles en massacres, les médias véhiculent des clichés d’intellectuels progressistes, de nantis occidentalisés, de réfugiés persécutés ou d’amis d’Israël. Croquis d’une mosaïque de communautés engagée dans l’histoire et qui en subit les contrecoups.
Le christianisme est né en Palestine il y a deux millénaires, s’est propagé à Damas et a reçu son nom à Antioche. En six siècles, il s’est imposé comme la religion dominante dans le Proche-Orient et s’y est substitué, souvent par la force, aux anciens cultes païens. Par contrecoup, sa position monopolistique appuyée par les empereurs romains, a stimulé en son sein de féroces luttes pour le pouvoir. Elles se sont traduites par plusieurs ruptures internes qui se perpétuent jusqu’à aujourd’hui.
Avec l’apparition de l’islam au VIIe siècle, cette hégémonie a été contestée par de nouveaux venus tandis que les querelles interchrétiennes, restées vivaces, perdaient de leur excès. La nouvelle foi – elle aussi totalisante, en dépit du fait qu’elle accordait statutairement une place aux disciples du Christ – imposa une redistribution des cartes. Désormais les chrétiens ne seront ni les seuls, ni les maîtres. Bien qu’autochtones, il leur faudra composer avec une souveraineté musulmane en expansion dont la prééminence autoproclamée dans des textes sacrés (Coran et Sunna) restait chatouilleuse. Selon les lieux et les époques, les chrétiens participeront individuellement et collectivement à la société musulmane. En fonction des circonstances, ils occuperont des positions prééminentes, vivront à la marge, connaîtront des situations de quasi-indépendance ou des persécutions. En principe de second rang dans la société, leur position, leur contribution réelle et même leur rang affiché transcenderont souvent ce schéma.
Afin de saisir leur situation présente, observons-les au cours des deux derniers siècles. Des mouvements de grande ampleur ont poussé ces communautés aux premiers rangs alors que ces dernières décennies une tendance contraire semble les ramener en arrière. Ces évolutions se traduisent par des choix et des attitudes parfois contradictoires, mais qui répondent tous à un besoin d’identification autour de valeurs propres. Ces valeurs très vivaces sont le plus souvent vécues que clairement perçues. Leur traduction en discours explicite en masque souvent les motivations sous-jacentes. Grosso modo, il s’agit de leur attachement viscéral au terroir et de leur volonté de perpétuer leur identité culturelle et religieuse. Pour réaliser ces deux objectifs, les groupes chrétiens ont focalisé sur certains projets de société dont la difficulté était de concilier la terre et l’identité.
Deux exemples, parmi d’autres, illustrent ces propos. Au XIXe siècle, la renaissance culturelle arabe, la Nahda, a largement touché les élites chrétiennes au Liban, en Syrie et dans l’émigration qui en était issue, en Égypte et dans les Amériques. Elle a été déterminante dans la constitution d’une nouvelle sensibilité orientée vers le monde arabe plutôt que vers l’Empire ottoman. Il était plus aisé pour des non-musulmans, qui ne s’estimaient pas liés par la foi au Calife (et Sultan) de Constantinople d’effectuer ce retour aux sources. Cette position d’avant-garde a propulsé les intellectuels chrétiens aux premiers rangs de cette Nahda où leur fonction créative a été démultipliée. Désormais, ces chrétiens s’imposaient dans des domaines du savoir (tels l’étude de la langue et de la grammaire arabe) dont le barrage religieux leur avait interdit l’accès à certaines époques, le réservant aux seuls musulmans. De la sorte, ils conservaient leur identité et s’inséraient dans leur environnement. Leur rôle culturel de pont entre l’Occident, dont ils adoptaient certaines des avancées, et l’Orient, auquel ils restaient organiquement et viscéralement attachés, a été et demeure considérable.
Dans cette foulée, le XXe siècle a vu la floraison d’activités culturelles et de mouvements politiques, largement inspirés par des penseurs et des militants d’origine chrétienne imprégnés de modernité et d’idées égalitaires. Prolongeant et amplifiant la Nahda selon une approche laïque, ces courants se promettaient de réformer leur société selon des critères rationnels, donc en traitant à égalité tous les citoyens. Ils en proposaient divers modèles inédits. Ces militants chrétiens faisaient évoluer la société sans avoir à perdre leur identité (puisque ces projets séparaient religion et État). De surcroît, ces approches nouvelles se démarquaient des traditionnelles références à la loi musulmane. Dans la plupart des cas, ces nouvelles idées prônaient un supranationalisme transcendant les frontières. Là aussi, les chrétiens comme les musulmans, rendus orphelins par la mort de l’Empire ottoman, trouvaient une justification à leurs attachesfamiliales et communautaires, devenues transfrontalières, en conséquence du découpage de la région par des frontières plus ou moins artificielles, après 1918.
Dans ces mouvements, le rôle des chrétiens a souvent dépassé leur importance numérique. Figures de proue ici, penseurs politiques là, leur présence est incontournable. La simple évocation de certaines organisations et de leurs dirigeants, et souvent fondateurs, chrétiens est éloquente. Entre autres, rappelons le Mouvement nationaliste arabe (MNA) fondé avec Constantin Zreik et George Habache, le parti Ba‘th et son idéologue Michel Aflak, le Parti populaire syrien (PPS) créé par Antoun Saadé, les différents partis communistes, dont le Parti communiste libanais (PCL) avec Nicolas Chaoui et Farjallah Hélou et le Parti communiste irakien (PKI) initié par Fahd, les partis de la résistance palestinienne, dont le Fath avec son poète Kamal Nasser, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) lancé par George Habache et le Front populaire et démocratique de libération de la Palestine (FDPLP) scindé du précédent par Nayef Hawatmeh. Le recrutement de militants minoritaires, en particulier chrétiens, était massif de la base au sommet. Le projet d’établir un État laïc garantissant l’égalité de tous devant la loi les séduisait, comme le furent certains protestants français sensibles aux lois de séparation entre État et religion au siècle dernier.
À l’inverse de ces courants visant à intégrer et même éventuellement à fondre les chrétiens dans leur environnement, après en avoir résorbé les aspects discriminatoires, d’autres groupes adoptent des approches radicalement différentes. S’estimant menacés dans leur intégrité par le monde musulman et craignant des résurgences intégristes susceptibles de les remettre en sujétion selon le principe de la dhimma, ils prônent le repli sur soi dans des réduits inexpugnables. L’illustration la plus forte en a été donnée au cours de la guerre civile libanaise (1975-1989) par le parti des Forces libanaises (FL). Au centre d’une constellation intransigeante, il a établi sur une portion du territoire libanais des zones soumises à sa loi, cherchant à en expulser qui ne convenait pas à ses critères communautaires ou à son idéologie. Pour y parvenir, il a été amené à des alliances avec diverses puissances, en particulier Israël.
La fin du conflit libanais a suspendu plutôt que remisé ce projet mis en sommeil. Ses adeptes y voient la seule alternative de survie face à la montée en force de l’intégrisme islamique. Il n’est pas sans avoir créé des émules dans la région. C’est en particulier le cas de certains courants coptisants d’Égypte et surtout de l’émigration aux États-Unis que tente l’hypothèse d’un État copte en Moyenne Égypte (autour d’Assiout, Minia, etc.). Un projet semblable a aussi été caressé, après l’invasion américaine en Irak, par des Assyro-Chaldéens souhaitant le voir naître dans les plaines du nord de Mossoul. Néanmoins, si les chrétiens les plus intransigeants du Liban avaient entraîné dans leur projet des pans de l’État libanais (où ils étaient fortement représentés), la situation n’est pas comparable pour les chrétiens des autres pays de la région.
Cette option autant que la précédente a suscité des réactions discrètes mais tranchées des hiérarchies religieuses proche-orientales. Elles sont divisées, à l’instar de leurs fidèles, sur les choix à adopter. Cependant, dans tous les cas, ces autorités ecclésiastiques tiennent d’abord à maintenir leur pouvoir sur leurs ouailles. C'est pourquoi la forte émigration causée par les troubles du Proche-Orient a incité ces clergés à ménager l’avenir en multipliant dans les terres d’exil de nouvelles institutions d’encadrement : paroisses, éparchies, évêchés, etc. Ce qui ne les empêche pas de tenter de freiner les départs qui vident parfois radicalement les communautés sur place. C’est en particulier le cas des Araméens du sud-est de la Turquie, déracinés par la politique de nettoyage ethnique d’Ankara. De plus, dès qu’ils quittent leur terre, pour le monde occidental, ces fidèles sont enclins à s’y laisser absorber, contrairement à ceux qui migrent à l’intérieur du Proche-Orient (tels Arméniens ou les Assyro-Chaldéens transplantés en Syrie ou au Liban).
Dans toutes ces évolutions, il ne faut jamais oublier la fonction déstabilisatrice des grandes puissances. Depuis plusieurs siècles elles ont tenté et souvent réussi à affaiblir, si ce n’est à déstabiliser, l’Empire ottoman et le Proche-Orient en manipulant ses communautés. Elles constituaient sa richesse, elles sont devenues sont talon d’Achille. Il est d’autant plus difficile de porter un jugement mesuré sur cet aspect des choses que l’introduction de la modernité (la science, les techniques, l’administration, les notions d’égalité, etc.) leur a servi de cheval de Troie, tout en s’avérant bénéfique à terme.
Examinant à l’échelle des siècles les orientations séculaires affectant les chrétiens du Proche-Orient, on y lit la double tendance à s’intégrer dans l’environnement, ainsi qu’il en fut à l’apogée de l’époque abbasside, ou à s’en retirer dans des régions d’accès difficile, à l’instar des montagnards du nord du Liban et du nord-est de l’Irak. Quant à l’actuel déclin démographique, accentué par une forte émigration, il semble sonner le glas de leur présence. Les chrétiens sont passés du quart des Arabes de Palestine, en 1947, à 3 à 5 % actuellement ; au Liban, ils sont tombés de 55 à 60 % hier, à 30 à 35 % aujourd’hui, etc. Pourtant à en croire les démographes *, il ne s’agirait que d’un phénomène cyclique de très grande ampleur. À l’avènement de l’Empire ottoman, au début du XVI° siècle, ces communautés réduites comme des peaux de chagrin par des troubles incessants avaient presque disparu. L’ordre apporté par les Osmanlis a relancé leur natalité. Si le cycle est probablement descendant dans l’immédiat, ils renaîtront peut-être demain, tel le phénix.
* Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc, Youssef Courbage et Philippe Fargues,Éd. Fayard, 344 p., 1982, 18,60 euros.