L’académicienne Madawi al-Rasheed, professeure d’anthropologie religieuse au King’s College, à l’université de Londres, n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’hypocrisie du régime saoudien, et indirectement les autres monarchies autocrates du Golfe, concernant la crise syrienne. Dans une remarquable analyse publiée le 15 août dernier dans le seul quotidien panarabe arabe libre dans le monde arabe, Al-Quds al-Arabi, la professeure Al-Rasheed, originaire, comme elle aime s’identifier, de la Péninsule arabique et non d’Arabie Saoudite – seul pays au monde, avec le royaume hachémite, dont le nom se confond avec celui de la dynastie au pouvoir –, réagit au discours du roi Abdallah à propos de la Syrie.
Le 8 août, le monarque saoudien, dans une déclaration inhabituelle, rompt le silence pour appeler le régime syrien à « arrêter la machine de mort et l’effusion de sang, et à faire valoir la raison avant qu’il ne soit trop tard ».
« Le royaume saoudien, poursuit le roi, ne peut aucunement accepter ce qui se passe en Syrie. L’événement ne se prête à aucune justification. » « La direction syrienne peut mettre en œuvre des réformes globales et rapides » pour sortir le pays de la vague de violence qui le secoue. Selon lui, la répression des protestataires syriens qui a fait « un grand nombre de martyrs […]contrevient à la religion, aux valeurs et à la morale ». Rien de moins.
Ces bonnes paroles, n’importe quel autre pays normalement constitué aurait pu les prononcer sans choquer outre mesure. Le paradoxe, c’est qu’elles sont prononcées par un monarque absolu dans un pays sans loi fondamentale digne de ce nom et où, selon les fatwas de ses ulémas aux ordres, le simple fait de manifester constitue un crime !
L’opposant syrien vivant à Paris, Haytham al-Mannaa, a réagi à ces propos. « Les pays du Golfe souhaitent dévier la résolution du conflit syrien vers des aspects plus confessionnels que démocratiques. Les Saoudiens ne recherchent, eux, qu’une seule chose : renforcer la position des islamistes au sein des forces politiques syriennes, pour supplanter l’Iran dans ce pays. L’Arabie Saoudite n’a que faire de la démocratie en Syrie, pourvu qu’elle obtienne une meilleure relation avec Bachar al-Assad. Les pays du Golfe ne veulent pas voir apparaître un exemple démocratique à leurs frontières, car ils le considèrent comme un véritable danger pour leur régime. N’oublions pas que Riyad détient plus de 9 000 prisonniers politiques. »
Abondant dans le même sens, Madawi al-Rasheed estime que le discours du roi wahhabite est surréaliste. Comment un régime liberticide sur les plans politique et des libertés civiques et individuelles les plus élémentaires – comme le droit de manifester, de s’opposer, de former un parti politique ou le simple fait pour une femme de conduire une voiture – peut-il être crédible pour donner des conseils de bonne gouvernance et de démocratie aux autres ? Un pays qui a envoyé en mars dernier, avec les autres monarchies du Golfe, un millier de soldats pour mater la révolte pacifique et démocratique du peuple bahreïni ?
L’intervention du roi saoudien doit être mise dans un contexte plus large : celui de jeter de l’huile sur le feu pour attiser une guerre civile et confessionnelle souhaitée par le royaume wahhabite et le Qatar, avec le soutien de certains pays occidentaux, et rendue possible par la fraction la plus ultra du régime syrien. Celle-là même qui refuse toutes les réformes et qui ne croit qu’à l’option sécuritaire.
Certes, les régimes saoudien et qatari se contentent d’appeler à l’arrêt de l’effusion du sang et à la chute du régime syrien incapable de se réformer. Ils laissent le sale boulot idéologique à leurs médias, à leurs idéologues et à leurs prédicateurs de service (comme Youssef Qaradhawi, ou Adnan al-Arour). Avec, comme perspective, l’irakisation de la Syrie.
Est-il déjà trop tard ? Certainement pas, n’en déplaise à certains dirigeants occidentaux et à leurs supplétifs arabes qui se fichent comme d’une guigne de la démocratie en Syrie. C’est le cas également de certains opposants extérieurs qui, en se jetant entre les bras des puissances extérieures, font le plus grand tort à la cause des révolutionnaires et des réformateurs de l’intérieur. Ce sont eux qui risquent chaque jour leur vie pour faire triompher la cause de la liberté, des réformes et de la dignité pour leur pays.
Le meilleur tableau de la situation en Syrie a été décrit sur Facebook dans un article signé Ahmad Hassan. Selon lui, la Syrie est actuellement partagée par quatre courants, deux au sein du régime et ses supporters, deux au sein de l’opposition.
Au sein du régime, un premier courant rejette les solutions sécuritaire et militaire, exprime sa préférence pour une sortie politique de la crise, estimant que la répression ne conduit qu’au pire. Ce courant est soutenu par les principaux acteurs économiques, un nombre considérable de hauts cadres de l’armée et des services de sécurité, de militaires, ainsi que d’un grand nombre des théoriciens laïcs et religieux qui sont proches du régime mais restent interdits d’expression à la fois dans les tribunes du pouvoir et celles de l’opposition.
Le deuxième courant à l’intérieur du pouvoir est adepte du tout sécuritaire. Il est le seul autorisé à s’exprimer actuellement et est représenté par tous ceux, au sein des services, du parti et du régime, qui ont peur de voir leurs privilèges disparaître avec le changement de régime.
De l’autre côté, l’opposition, dans toute sa diversité, est schématiquement divisée en deux parties. La première, la plus représentative et la plus authentique, refuse de porter des armes pour défendre ses droits, préférant affronter le régime à poitrine nue. Elle rejette le confessionnalisme et milite pour un État de droit, au-dessus des communautés et des confessions, refuse le sectarisme, l’ingérence étrangère, qu’elle soit militaire ou politique. Elle rejette également les instrumentalisations médiatiques d’où qu’elles viennent. Ce courant est combattu à la fois par une partie du régime, qui préfère laisser s’exprimer les courants les plus extrémistes de l’opposition pour servir objectivement ses intérêts, et aussi par une certaine opposition extérieure qui a son propre agenda.
Il y a enfin l’opposition qui meuble les innombrables conférences à l’étranger. Celle-ci se dit proche de la révolte intérieure mais est en fait prête à sacrifier le plus grand nombre de Syriens pour parvenir à ses fins, y compris en s’alliant avec le diable et en s’adonnant aux manipulations les plus grossières. Cette opposition, quoique minoritaire, est puissamment soutenue médiatiquement, politiquement et financièrement par l’étranger. Malheureusement, elle semble avoir l’oreille des chancelleries occidentales qui se cachent derrière elle pour imposer diverses sanctions économiques contre la Syrie. Une politique qui a montré son échec en Irak dans la mesure où elle pénalise non pas le régime, mais les couches les plus vulnérables de la société.
Y a-t-il une sortie apaisée de cette crise qui dure déjà depuis plus de sept mois et qui a déjà fauché la vie à près de 3 000 personnes, dont près de 800 parmi les militaires et les services de sécurité ?
Le régime se trompe s’il pense que l’option sécuritaire peut encore fonctionner. Il faut que les deux courants les plus éclairés au sein du régime et de l’opposition entament enfin une véritable négociation pour ancrer la Syrie durablement dans la démocratie.
Pour y parvenir, et mettre en échec le plan saoudien, la balle est incontestablement dans le camp du régime syrien, comme le souligne Madawi al-Rasheed dans sa chronique. « Bachar al-Assad doit barrer la route au régime saoudien et l’empêcher d’atteindre l’hinterland syrien. Cela ne se fait pas en tuant le peuple syrien, mais en y insufflant un nouvel esprit révolutionnaire qui tournerait la page des liquidations politiques, du parti politique, de la répression des libertés et ouvrirait la voie à de véritables concessions politiques que le peuple syrien, que les autres peuples arabes méritent bien. La transition de la Syrie vers un régime démocratique est le plus grand coup que Bachar al-Assad pourrait asséner au régime saoudien. Fais-le, Bachar, avant qu’il ne soit trop tard. » Sera-t-elle entendue ?