L’entrée des chars à Deraa et le verrouillage du pays montrent que l’épreuve de force est engagée entre le pouvoir et les manifestants
RFI : David Rigoulet-Roze, Bonjour. Vous êtes chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas). Ce lundi matin 25 avril 2011, des chars sont entrés dans la vieille ville de Deraa. Deraa, ville symbole pour la Syrie ?
David Rigoulet-Roze : Incontestablement. Deraa est l’épicentre du début de la révolte syrienne. C’est de là que tout est parti. Et certainement, le régime souhaite être offensif pour montrer que la situation doit être reprise en mains.
RFI : Faire un exemple en quelque sorte ?
DRR : Certainement. Il s’agit de montrer que c’est parti de là et que ça doit s’arrêter, en partie, à cet endroit.
RFI : Il y a donc une tactique répressive de tentatives pour museler cette opposition puisqu’aujourd’hui, il est très difficile d’entrer en contact avec la population sur place.
DRR : Cela dit, c’est un tropisme syrien. C’est très difficile d’avoir des informations, tout est verrouillé. C’est la culture du régime. Mais là, c’est vrai que ça prend des proportions particulièrement importantes compte tenu de la gravité de la situation.
RFI : Les forces de sécurité ont envoyé des chars, des centaines d’hommes sur place. Des renforts arrivent également dans d’autres localités, comme à Douma, plus près de Damas et dans la ville d’al-Maadamiyeh, ou encore à Lattaquié. Cela veut dire que cette crise devient véritablement nationale ?
DRR : Effectivement, c’est le problème de Bachar el-Assad. Dans un premier temps, on aurait pu penser, au moment du point de départ, que (la révolte) était localisée dans le sud. Mais là, semble-t-il, ça se propage. Et il y a une inquiétude très perceptible du régime en place qui reprend une méthode qui a été celle de Hafez el-Assad père, c’est-à-dire la méthode de la répression sans état d’âme.
RFI :On parlait de la censure. Lors des précédentes crises dans le monde arabe, on a vu le rôle joué par internet. Est-ce qu’en Syrie aussi, les opposants sont en contact par ce mode de communication virtuel ?
DRR : Oui, mais de manière plus limitée parce que Bachar el-Assad a bénéficié d’une aide, iranienne notamment, dans la gestion de la crise interne, pour verrouiller effectivement tout ce qui était accès à internet etc… Et depuis le début de la crise, il a, avec un relatif succès, été en mesure de verrouiller justement convenablement cet outil pour en limiter les effets. Cela dit, je pense que le mal est plus profond. Donc cela dépasse largement une gestion technique sécuritaire.
RFI :Les informations en provenance de Syrie nous parviennent difficilement. On apprend tout de même que dans certaines villes, comme à Douma, il y a eu des tirs tous azimuts. Alors comment comprendre que les forces de sécurité tirent comme ça sur la foule, sans discernement. Est-ce un signe de détermination ou de panique ?
DRR : Vraisemblablement les deux. Dans le registre de la détermination, il s’agit de montrer que le choix de la répression a été fait. Il y a certainement également une peur, parce que le régime prend la mesure du défi qu’il a à relever. Il y joue tout simplement sa survie. Et effectivement, tous les moyens sont bons pour justifier la reprise en mains de la situation.
RFI : Ces dernières heures, il y a eu plusieurs morts. On parle de cinq morts à Deraa et trois cent soixante six morts sont recensés par l’Agence France presse depuis le début de la contestation, le 15 mars 2011. Il y a également des arrestations et plusieurs centaines de militants de l’opposition auraient été arrêtés.
DRR : C’est vraisemblable. C’est d’ailleurs sûrement sous-évalué car on n’a pas du tout la possibilité d’avoir la confirmation de ces chiffres. En tout cas, ce qui est significatif, c’est que dans le cadre de cette répression et des arrestations, il y a quand même des manifestations de rejet : deux députés de Deraa ont démissionné ainsi que le mufti, pourtant nommé par le pouvoir. Donc la contestation s’amplifie et cela justifie d’autant plus la montée aux extrêmes de la part du régime.
RFI : Cela veut dire, qu’aujourd’hui, le président a perdu certains de ses soutiens ?
DRR : En tout cas, certains de ses soutiens. Et il est très inquiet d’autant plus qu’il y a des membres des figures alaouites, notamment Mansour al-Ali, une figure alaouite importante de Homs, qui a été effectivement arrêté. Cela veut dire qu’il y a des tensions au sein même de la communauté alaouite puisque Bachar el-Assad représente une partie de cette communauté alaouite. Et l’ampleur de la répression peut fédérer un certain nombre de mécontentements qui n’auraient pas été en mesure de se fédérer en dehors de cette répression.
RFI :Autre information ces dernières heures, la fermeture des postes-frontières avec la Jordanie. Comment l’interprétez-vous ?
DRR : C’est le verrouillage total. Ce qui est intéressant, c’est que des troupes basées le long de la frontière avec Israël ont été déplacées justement pour participer à la répression. On peut penser d’ailleurs qu’Israël a été mis au courant, tout simplement parce qu’il y a un problème avec l’armée et qu’un certain nombre d’officiers ont refusé de tirer. Ils ont été exécutés. Et il semblerait qu’il y ait effectivement des tirs entre les forces de sécurité, fidèles au président Assad, et certains membres de l’armée. Certains officiers de l’armée sont d’obédience sunnite, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas du tout de la même obédience religieuse que celle du clan Assad.
RFI : Vous citiez Israël. Parlons maintenant des réactions internationales. D’une certaine manière, elles sont assez mesurées même si Washington envisage des sanctions unilatérales.
DRR : Washington envisage éventuellement de poursuivre un certain nombre de membres chargés de la répression. Mais de manière générale, on mesure quand même de la part des Occidentaux -c’est assez paradoxal compte tenu de la posture qui a été adoptée par rapport à la Libye- une grande prudence y compris dans les condamnations. Cette grande prudence est surtout le reflet d’une grande inquiétude parce que la situation syrienne, c’est vraiment le focus central du Moyen-Orient, c’est là que tout se joue, y compris d’ailleurs pour le destin des révoltes arabes, on peut considérer la chose sous cet angle, dans la mesure où la Syrie est le pays pivot de la région. Donc il y a une inquiétude latente effectivement sur l’après, sur les possibles.
RFI : Merci beaucoup David Rigoulet-Roze. On peut citer parmi vos derniers ouvrages L’Iran pluriel chez l’Harmattan ce mois-ci avec justement un développement sur les liens qu’entretient le régime de Bachar el-Assad avec Téhéran.
Propos recueillis par Caroline Paré, RFI