Steve Coll, du New Yorker, a posté le 28 janvier sur le site internet de son journal cette analyse de l’Egypte et de ses généraux. Etait-elle prémonitoire ?
Traduction.
Texte original : https://www.readersupportednews.org/off-site-opinion-section/133-133/4774-mubarak-and-the-generals
Le futur de l’emprise de la famille Moubarak sur l’Égypte semble être, désormais, entre les mains de l’armée égyptienne. Les émeutes du vendredi 28 janvier montrent, par la façon dont elles ont éclaté, que les forces de l’ordre pourraient avoir bientôt le contrôle de la situation. Un dividende apparent de la longue alliance entre l’Égypte et les États-Unis réside dans le transfert à la police égyptienne de l’équipement et des méthodes antiémeutes d’un type plus humain que ceux employés parfois par les États policiers. Il y a eu, apparemment, quelques tirs à balles réelles sur les manifestants mais, au Caire où les médias internationaux sont concentrés, la police a utilisé des méthodes non létales comme les canons à eau et les gaz lacrymogènes. (Tout dirigeant autoritaire qui examine, même rapidement, les échecs de ses pairs dans le monde sait que, quand les forces de sécurité tuent des manifestants issus des classes moyennes dans la capitale, le choc et le scandale peuvent rapidement conduire au renversement du dictateur, comme cela s’est passé la semaine dernière en Tunisie). Vendredi soir cependant, le régime a estimé que cette riposte était inadéquate et envoyé l’armée dans les rues.
Pourquoi faire ? Les États-Unis fournissent environ 1,3 milliard de dollars d’aide aux forces armées égyptiennes. Leur partenariat militaire stratégique est vieux de plus de vingt ans. Une délégation militaire égyptienne conduite par le lieutenant général Sami Anan, chef du bureau des forces armées, a rendu visite au Pentagone cette semaine pour des discussions. Le porte-parole du Pentagone, Geoff Morrell, a décrit cette visite comme « un exemple qui montre à quel point nous sommes engagés avec les Égyptiens, malgré les événements qui se sont produits dans les rues du Caire et ailleurs. »
Après cela, il serait normal qu’un dirigeant dans la position de Moubarak se demande en qui il peut avoir confiance dans un moment pareil, l’armée, ou le Pentagone ? Moubarak subit depuis longtemps la pression de Washington et de l’Europe au sujet de sa politique répressive. S’il survit au tumulte actuel, son régime en restera affaibli et ses espoirs de transfert « en famille » du pouvoir à son fils, seront plus que douteux. Et c’est le meilleurs cas de figure, du point de vue de Moubarak.
Certains agents américains de renseignement suggèrent que l’armée égyptienne est plus étroitement liée et contrôlée par le palais présidentiel que ne l’était l’armée tunisienne. Même s’il en est ainsi, on ne peut prévoir comment les généraux vont réagir aux dilemmes et aux opportunités d’une révolte de ce type. Ils pourraient penser, avec cynisme, que le soulèvement leur donne l’occasion imprévue de faire un coup d’État. Ils peuvent aussi faire un coup d’État pour des motifs qui ne seraient pas cyniques. Ils peuvent conclurent que le patriotisme et la justice exigent, maintenant, de changer de côté, de se mettre du celui du peuple qu’après tout, ils ont juré de défendre.
Des reportages ont montré des manifestants soulagés de voir l’armée dans les rues ; il ne fait aucun doute que, comme dans beaucoup de pays, l’armée a plus de crédibilité que la police, corrompue et souvent tortionnaire. Le sentiment parmi les généraux et les officiers du rang de leur assise populaire peut les influencer. Ils peuvent donner un ultimatum à Moubarak tout en lui permettant de rester au pouvoir en échange de l’annonce de réformes et d’élections libres. Cela ne calmera probablement pas la rue, mais pourquoi pas. Ou les généraux pourraient décider, comme en Tunisie, que seul le départ de Moubarak de la présidence peut créer l’espace nécessaire à une transition.
Ou encore, ils peuvent décider, comme d’autres généraux arabes l’ont fait avant eux, de pointer leurs fusils pour défendre le status quo. C’est ce qu’a fait l’Armée populaire de libération (APL), place Tiananmen. J’ai lu, par hasard, le mois dernier le livre d’Orville Schell, Mandate of Heaven, écrit au début des années 1990, qui débute avec maestria, par la reconstitution de la crise de Tiananmen et sa fin sanglante et tragique. Ce fut vivifiant de se souvenir, à travers un récit vivant et plein d’émotions, comment l’Armée populaire de libération fut meurtrière lorsqu’on lui donna l’ordre de disperser la manifestation. Les étudiants et les ouvriers, persuadés qu’ils étaient proches de la victoire, furent stupéfaits par la violence décisive et indiscriminée de l’armée. Ils semblaient avoir attendu jusqu’à la dernière heure que les militaires se mettent de leur côté. Nous pouvons espérer, au moins, quelque chose de mieux dans les jours à venir en Égypte. Ses autorités militaires ont vécu dans un monde beaucoup plus large que ceux de l’APL. De nombreux généraux égyptiens ont appris désormais à penser par eux-mêmes. Même s’ils ne sont pas démocrates, ils ne souhaiteront probablement pas agir comme les gardes du corps d’un despote.